Claude-Alix : Salut Rocca !
Rocca : Quoi de neuf ?
Bah écoute tranquillement ! Merci de faire cette interview pour SKUUURT ! C’est un honneur de te recevoir ici, parce que pour le jeune hip-hop head que je suis, je n’ai pas vu arriver le hip-hop mais t’es de l’école qui me parle en fait !
R : Moi non plus je n’ai pas vu arriver le hip-hop. Je fais partie d’une deuxième génération.
Oui il y a eu une première génération avant toi, tu fais partie de la deuxième. De ce que j’ai compris en me renseignant un peu, tu es rentré dans le hip-hop par la danse, je voulais connaître ton rapport avec la danse parce que je crois surtout que c’est ton petit frère qui danse ?
R : Oui c’est Lorenzo qui dansait. Il avait un groupe, avec des amis à lui. Je faisais du roller quand j’étais petit, et je sortais de Montparnasse pour aller jusqu’au Trocadéro en roller, et on se retrouvait là-bas avec d’autres gars en roller. Et au Trocadéro on voyait des gens qui breakaient quand on allait là-bas à l’époque. C’était au milieu des années 80, 86-87 par là. On voyait des gens, et donc on ramenait ça au quartier. Et puis après il y avait des bribes qui passaient à la télévision, des petits reportages qu’il y avait parfois, on tombait dessus, sur des mouvements… Il y avait aussi H.I.P H.O.P, et on a commencé par la danse en vérité.
J’ai entendu des gens qui de la génération d’avant toi le dire déjà. Ça veut dire que toi, déjà, t’étais petit, t’allais avec les grands regarder ça…
R : J’allais pas avec les grands, je faisais mon roller et d’un coup, je vois des gens qui dansent, et je regardais ! Ils dansaient sur une musique qu’on ne connaissait pas, et ils étaient habillés avec d’autres styles, et ça m’intéressait. Puis après, on fait les liens, on parle avec les gens, on est curieux, on commence à vouloir imiter les autres qui dansent, et petit à petit ça devient un défi, et on commence à perfectionner. Et puis après il y a le graffiti qui rentre, et on commence à aimer le graffiti ! J’avais des bons trucs pour dessiner mais j’étais pas bon pour voler les sprays et j’avais déjà assez de problèmes au quotidien ! Donc je n’ai pas suivi dans le graffiti mais je suis rentré dans la culture du hip-hop, pas par le MCing, pas par le rap, mais par d’autres disciplines.
Parmi ceux qui l’ont vu arriver à cette époque-là, très peu y sont rentrés par le MCing, c’était surtout par la danse et le graff.
R : Oui voilà, c’était ça, c’était ce qu’on voyait dans la rue. Et c’est par là que j’ai commencé à m’intéresser à la culture hip-hop, on s’informait… Moi j’écoutais pleins de styles de musique à l’époque…notre génération à nous, les années 80, c’était une génération où on écoutait beaucoup de choses. Ça pouvait passer de Michael Jackson à Prince, James Brown, Bob Marley, The Clash, les Rolling Stones… Pleins de groupes de rock qui étaient pus vieux que nous mais on les écoutait. Les gens étaient aussi ouverts à beaucoup de styles de musique. On attendait, adolescents et fougueux, de s’identifier à une tribu urbaine. Et la tribu urbaine dans laquelle je me suis identifié le mieux, c’est celle du hip-hop. Plus que le rock, plus que d’autres musiques que je pouvais écouter aussi…
Pourquoi plus le hip-hop ?
R : C’était la culture qu’il fallait vivre dans les années 80 je pense.
C’est ce que vous vous êtes pris dans les années 80 comme eux se sont pris le rock avant…
R : Nous on s’est prix le hip-hop et… j’étais très jeune et fougueux comme je te dis, et cette culture m’a donné comme une forme de discipline, une philosophie. Il y avait une philosophie à l’époque, l’époque de Paris à ce moment-là, c’était une époque où il y avait beaucoup d’héroïne…Je me rappelle dans le secteur où j’habitais, il y avait des squares et le matin quand tu allais à l’école le square était rempli de seringues !
C’était une manière d’échapper à tout ça aussi un peu ?
R : Le hip-hop, dès le début, en tous cas les gens qui en parlaient dans la rue, c’était des gens qui rentraient dans 0 alcool, 0 cigarette, on fait valoir les disciplines physiques et mentales. Et donc nous, jeunes comme ça, on rentrait dedans par rapport à ça, par rapport à une idéologie aussi. Et ça m’a attrapé !
Comme beaucoup ! Il y a un truc qui m’intrigue aussi, c’est que tes parents sont artistes peintres…
R : Et tous mes oncles ! Tous mes oncles sont des musiciens professionnels !
Donc en fait t’as grandi dans un milieu artistique à la base. Est-ce que c’est aussi tes parents qui t’ont amené vers ce truc pictural finalement ?
R : Oui, tout ! Mon ADN, c’est le folklore. C’est vraiment la musique folklorique colombienne, latino-américaine, parce que c’est ce qu’on écoutait, c’est ce qui se passait à la maison. Mes oncles qui répétaient, qui jouaient avec leurs orchestres, j’entendais tout le temps ça. Et puis dans l’atelier il y avait toujours de la musique, dans les fêtes il y avait toujours de la musique.
T’as baigné là-dedans !
R : Dans la musique. Mais le hip-hop m’a… je ne sais pas j’ai toujours eu ce… surtout ce côté là, New-York ! La salsa que j’écoutais c’était New York, tu voyais les gars sur les pochettes, dans le Bronx. Les pochettes de Willy Colon, de Joe Bataan, ils étaient dans des sections urbaines. Les paroles qu’ils disaient, c’est les mêmes choses que le rap. Quand tu écoutais Pedro Navarra, Juanito Alimania, c’est du rap ! Les paroles, c’est comme écouter du rap. Avant que ça devienne une salsa romantique, la salsa était une musique de protestation des communautés latines du Bronx, de Harlem. Les textes, les arrangement musicaux étaient agressifs, et quand j’entends le rap, c’est un mélange de tout ça. Je ne comprends pas l’anglais, mais je visionne les pochettes, on voit l’ambiance, on sent la dureté…


Tu sens que ça te parle…
R : Direct ! Ça exprime vraiment ce qu’il y autour de moi, et c’est pour ça que je suis rentré dans la culture.

Et en fait quand tu parles de culture et du côté revendicatif de la salsa, ça m’amène à une autre question : un de tes derniers albums CIMARRON, qui, de ce que j’ai compris, est un terme plus général pour les Neg Marrons notamment, qui veut dire la personne qui s’est émancipée, qui était esclave…
R : L’homme esclave qui reprend sa liberté, par la force et par tous les moyens qu’il faut
By any means necessary comme disait Malcolm ! Je me disais, Rocca, est-ce qu’il s’est émancipé ? Artistiquement, par rapport au business…
R : Je m’adapte. Comme quand un Cimarron s’adapte à la chasse. Je pense que je m’adapte, je saisis les codes, et j’en applique certains pour continuer à rester libre, aussi bien dans la technologie que dans tous les autres aspects. J’utilise les choses, on a commencé avec des bandes, et maintenant je fais avec ProTools, je ne peux pas être bête et me dire que je ne vais pas utiliser ProTools pour continuer avec les bandes. Par exemple l’intelligence artificielle c’est pareil, aujourd’hui ça aide. C’est un outil qui m’aide à projeter parfois, un visuel, ou quelque chose que j’ai envie de faire. Là je suis à peine en train de saisir les codes de l’IA, et je les adapte à des choses…
On apprend toute sa vie, dans tous les domaines !
R : Oui, et ma musique c’est le reflet de 3 décennies de ça, d’adaptation et de changement !
Il y a quelque chose que j’aime beaucoup dans ce que tu dis de manière générale quand je t’écoute, c’est le temps qui n’épargne rien. Par exemple tu parles du boom bap…
R : Je dis boom bap parce que sinon les gens ne comprennent pas. Mais en vérité c’est rap, c’est du rap c’est tout !
Quand tu parles du boom bap, qui va être un certain code qui va parler à une certaine catégorie de personnes, toi on voit que tu es en permanente assimilation de ce qui se passe dans ton environnement, par exemple je t’ai entendu dire que tu fais de la trap, de la drill, et que tu t’adaptes à tout ça…
R : C’est pas que je l’ai fait, c’est des rythmes que j’aime bien et pourquoi pas les utiliser dans certains éléments musicaux ?
Tu disais que ce n’est pas parce que tu aimes bien que tu dois le refaire, mais que tu as capté…
R : Exactement ! J’ai capté, qui ne va pas capter cette vibration ? Elle est lourde la vibration, tu la captes, il ne faut pas être fermé !
De toute façon, le hip-hop, concrètement c’est de l’évolution. Quand tu regardes l’évolution du hip-hop, quand on parle de rap conscient…
R : Il ne meure pas !
Exactement, c’est pour ça qu’il ne meure pas. On disait que ça allait durer un an, là ça fait 51 ans, n’en déplaise.
R : Ce qui peut, parfois, altérer le concept, c’est qu’il ne faut pas qu’il se perde. Cet ADN, ton ADN, ne doit pas se perdre dans les changements. Je dis les changements mais c’est plutôt dans l’évolution, c’est à dire que l’ADN ne doit pas changer, il faut qu’il évolue mais il ne faut pas qu’il change. Je pense que c’est pareil dans toutes les disciplines : tu fais de la danse, ok, mais tu ne peux pas changer l’ADN de la danse, il faut être physiquement fort. Donc je pense qu’il y a des lois et des disciplines dans notre culture qui sont intangibles, c’est comme ça ! Mais il faut les faire évoluer. Ce que j’ai fait dans ces 3 décennies, c’est ça, c’est m’adapter et évoluer en gardant mon ADN.
Je suis d’accord avec toi. Tu vois on parle d’adaptation, il y a un concept qui me parle beaucoup et je pense que ça parle à pleins d’autres gens. Quand tu parles de ce phénomène qu’on voit beaucoup de ceux, par exemple comme toi et moi, qui sont issus de l’immigration, ceux qui ne se sentent pas vraiment d’ici mais pas vraiment d’ailleurs non plus. Ce n’est pas pour dire que ni toi ni moi n’allons nous sentir de nos origines…
R : J’ai saisi, parce que c’est la grande majorité des gens ! Par exemple, la première chose que le système va faire pour que tu t’adaptes à 100% comme eux veulent que tu t’adaptes, c’est couper la langue de tes origines. La langue, ce n’est pas une deuxième langue qu’on apprend comme l’espagnol ou l’italien etc… La langue de tes parents, c’est le lien direct à la culture de tes parents. Parce que la langue exprime la philosophie, le coeur, les moeurs, les traditions, les chants…La manière de parler, la douceur, la culture de ta famille. Ne pas parler la langue, déjà, le système t’as baisé ! Donc ça m’a toujours paru bizarre que beaucoup de gens issus de l’immigration comme moi ne parlaient pas la langue de leurs parents. Je me disais, dans ce cas-là, leurs parents ne leurs parlent pas la langue.
Il y en a même qui, alors c’est bizarre dis comme ça, mais ne le souhaitent pas, par soucis d’assimilation
R : Moi je trouve que ça, c’est un problème
Ah mais moi aussi !
R : Parce que la langue, c’est la base de tout ! Par exemple quand les Espagnols sont arrivés sur le continent sud-américain, qu’est-ce qu’ils ont fait ? Annihiler les langues, annihiler les dieux, annihiler les croyances, annihiler le savoir, annihiler la connaissance de ces peuples natifs, pour justement les assimiler à une nouvelle culture qui arrive comme un Mc Donald’s au milieu du désert ! Et ils disent : « maintenant ça c’est la manière de penser, c’est comme ça. Ça c’est le dieu qu’il faut prier, c’est comme ça qu’il faut parler… ».
On vient et on t’imposes un dogme…
R : Le système a toujours fait la même chose, parce qu’il a besoin de toujours contrôler la masse. Parce que la masse est toujours contrôlée par deux ou trois têtes qui ont besoin d’une masse facile à manipuler.
Et puis la facilité c’est de faire comme les autres à ce moment là.
R : Et ça, c’est quelque chose qui m’a toujours dérangé, et ça m’a toujours interpellé, de me dire : « Oh comment ça se fait que le gars ne parle pas la langue de ses parents ? ».
Mais ça c’est parce qu’ils ont compris les mécanismes humains, ils savent comment on fonctionne.
R : Moi par exemple, mon père ne m’a jamais parlé en français de ma vie. Mes parents m’ont toujours parlé en espagnol, mais ça ne veut pas dire qu’ils ont nié que j’habitais en France.
Ils voulaient juste que tu recolles à tes origines
R : Exactement ! Il va déjà parler français dans la rue, il va déjà parler français à l’école, quand il est à la maison on ne parle qu’en espagnol. Mais ça s’est fait tellement naturellement que je n’ai jamais eu ce problème-là. Ça m’a permis aussi, à l’adolescence, quand on commence à se poser des questions, à chercher les choses, les identités qui, parfois, ne correspondent pas du tout à nos ADN, de toujours garder le nord comme on dit. Donc je pense que c’est très important d’avoir accès et créer ce pont culturel Ce pont-là, il ne faut jamais le casser en fait ! Parce qu’après, tu n’es ni de là, ni d’ici. L’endroit qui t’a dit de ne pas utiliser la langue de tes origines, finalement, le jour où il y a un problème, ne te traite pas comme un citoyen « de première catégorie ». Tu te dis que tu as pourtant tout fait pour t’adapter. Là tu t’es fait baiser, mais c’est trop tard. À ce moment-là c’est trop tard parce que ta manière de penser, vu que tu as coupé la langue, tu vas avoir beaucoup de mal à te réadapter à penser d’une autre manière que celle que le système t’a obligé de croire.
Ça m’a amené à m’interroger sur un truc : est-ce que tu te considères aussi, d’une certaine manière, comme un citoyen du monde ? Parce que tu fais le pont qu’il ne faut pas casser justement. Au niveau identitaire, tu as plusieurs côtés que tu revendiques…
R : Je constate qu’un gars qui vient d’un quartier dit : « Ah ça c’est mon quartier, moi je viens de ce quartier-là ! ». Ok, sa vie à lui se résume à ce quartier. Il y a des gens, après, c’est une région : « Moi je suis un gars de cette région-là, c’est cette région-là, les autres régions, fuck ! ». Alors là tu t’aperçois que le mec pense régionaliste. Après il y a un pays : « Ah moi je suis de ce pays, et les autres, fuck ! ». Le système ne t’a conditionné à penser qu’à ce pays-là. Quand tu commences à casser les frontières qui sont là, tu fais comme les Hommes ont fait il y a des milliers d’années. Ils ont commencé à sortir de la grotte dans laquelle ils vivaient, ils ont commencé à explorer le monde et ils ne se sont jamais posé la question d’où ils venaient. Ils ont simplement continué à marcher et à s’adapter, jusqu’à un moment donné où ils se fatiguent et ils restent là. Mais il ya des tribus qui ont toujours été, jusqu’à aujourd’hui, nomades, qui bougent d’un endroit à l’autre aussi. Dans le désert, en Amazonie, il y a des peuples qui varient selon les saisons. C’est comme les animaux, tu ne vas pas dire à un animal qui parcoure toute l’Afrique : « Toi tu es de Tanzanie ! », alors que l’animal a parcouru tout ça. Je pense que si on commence à couper ces délires de frontières, tu commences à voir le monde d’un autre aspect. Maintenant, on ne peut pas nier qu’il y a une culture, une manière de penser dans chaque région, qui t’ont façonné. Donc dans ce cas, tu penses comme un gars de là parce que tu as grandi là, mais ça ne veut pas dire que tu ne peux pas comprendre l’autre personne qui a grandi ailleurs.
Et toi justement, si je ne dis pas de bêtises tu habites en Colombie depuis tes 15 ans ?
R : Non, je suis toujours retourné en Colombie, mais là je suis parti de France en 2002 et j’ai vécu presque 10 ans à New York. De New York je suis descendu en Colombie, et là ça va faire plus de 15 ans que je vis à Bogota.
Justement, est-ce que tu sais me dire où réside la différence entre ce que vivent les jeunes en Colombie, en France, et même aux États-Unis ?
R : C’est très différent, parce que chaque pays a une situation sociale différente. Elles se ressemblent, mais ce n’est pas la même.
Mais toi, qu’est-ce que tu as remarqué comme réalité différente, palpable ? Parce que du coup tu as aussi fais partie tantôt de la jeunesse française, tantôt de la jeunesse colombienne.

R : En France on cherche une identité, parce que c’est un pays qui a dû avoir une grande partie d’immigration pour reconstruire un pays qui était, après la deuxième guerre mondiale, foutu. Donc ils ont fait jouer leurs colonies, leurs richesses venues de la main d’oeuvre des colonies, qui se sont installées ici, puis c’est le boomerang qui revient. Quand tu colonises des pays qui sont à l’opposé de l’endroit où tu vis, et que tu utilises des ressources humaines et naturelles pour enrichir le pays dans lequel tu es, à un moment donné les enfants de ces colonies reviennent frapper à la porte de la colonie, du vaisseau-mère.
C’est difficile à comprendre pour beaucoup ça…
R : À un moment donné, c’est une grande hypocrisie qu’il y a dans ce sens-là en Europe. Et puis après il y a d’autres pays où, par des colonies et des chocs culturels, des dévastations, des guerres et des génocides, on s’est tous retrouvé là. C’est ce qu’est l’Amérique ! L’Amérique on s’est tous retrouvé là parce que c’est un mélange des Natifs avec les Africains, les colons d’Europe qui sont arrivés, ça s’est mélangé et maintenant c’est un bordel de tout ça, on est une conséquence de tout ça. Donc ce n’est pas pareil, la situation sociale qu’il va y avoir dans un pays comme la Colombie, que celle qu’on va vivre aux États-Unis, comme ce n’est pas la même en France. Elle varie tout le temps, c’est l’aspect historique, et nous sommes une conséquence de l’histoire. Même notre ADN est une conséquence de l’histoire.
Aujourd’hui il n’y a plus de pures « races » nulle part.
R : Mais il n’y a pas de « races » !
Déjà à la base je ne devrais même pas dire « races » évidemment
R : Il y a une race : la race humaine. Et à partir de là, quand tu commences à casser les barrières, tu commences à voir le monde d’une autre manière, et finalement les barrières, les peurs ou les craintes que t’ont mises le système sur une communauté, les peurs des endroits inconnus, ça disparaît parce que tu t’aperçois que…
Est-ce que c’est pas aussi pour ça que le hip-hop t’as davantage parlé ? Parce qu’on retrouve ce truc où chacun vient avec son identité, un truc beaucoup plus multiculturel ?
R : Bah oui ! Imagine mon mur, mon Hall Of Fame quand j’étais petit ! Il y avait Chuck D, Run-DMC, Michael Jackson… Il y avait des stars d’Amérique latine, Madonna… Les trucs qu’on aimait quoi ! Des trucs qu’on collait, des sportifs, il y avait tous les trucs qu’on collait sur les murs.
T’es un peu sportif toi ? C’est quoi tes sports ?
R : J’ai toujours été un solitaire. Je mettais mes rollers, et je parcourais tout Paris.
C’est marrant parce que tu disais toute à l’heure « Non non, je n’ai pas suivi les grands au Troca », ça revient à quelque chose que je t’ai déjà entendu dire : c’est que toi à la base tu n’avais pas de mentor, pas de grand, comment on se construit dans la culture hip-hop quand on n’a pas de mentor ?
R : Tu te prends plus de coups.
Mais ça te fait peut-être grandir plus vite ?
R : Oui parce que ce que tu t’es pris, tu sais pourquoi tu te l’es pris, et personne n’est venu te parrainer. Tu t’es pris un coup et tu te dis : « Ah, là j’aurai du fermer ma gueule, là j’aurais du faire ça. ». Et tu apprends vite du coup, parce que tu es tout seul. Il n’y a pas un grand frère qui va te guider, tu découvres tout là, comme ça.
Toi, pour ce qui est du business, il y a Big Red qui t’a beaucoup épaulé, beaucoup aidé de ce que j’ai compris ?
R : Oui, Big Red et son équipe, et beaucoup d’autres personnes qui ont influencé…
Oui, c’est un exemple.
R : Parce que c’est un gars connu, mais sinon il y avait beaucoup de personnes qui sont plus anonymes qui m’ont donné des : « Tiens, check ça ! ». C’est important.
Oui, je pense que de toute façon, on ne peut jamais rien faire — même si on peut être solitaire, je suis quelqu’un de solitaire également — tout seul. Il y a forcément des gens sur ta route qui t’influencent, qui t’apportent, qui t’alimentent.
R : Parce que tu n’habites pas tout seul dans le monde !
Oui donc dire : « j’ai tout fait tout seul », il n’y a personne qui peut…
R : Non, à moins que tu sois sur une île comme Robinson Crusoé, la légende, et là tu ne fais rien, tu es vraiment tout seul. Là je peux te dire tu es tout seul, même si la nature t’as quand même aidé pour survivre, tu restes tout seul.
Je reviens sur la musique vite fait, puisque là on parlait des trucs genre Madonna que tu avais sur ton mur…
R : J’avais pas que… je t’ai cité Madonna parce que je m’en suis rappelé là, mais j’avais Public Enemy, Run-DMC, Eric B, Rakim, le Juice Crew, Big Daddy Kane, Gang Starr…
Justement c’est de lui dont j’allais te parler ! C’est l’une de tes premières révélations en live, qui t’as fait te dire, t’étais avec…
R : Mon DJ de l’époque, c’était Farid, Gallegos ex Jelahee de La Cliqua, on va voir le concert de Gang Starr dans les années 90…
Vous vous étiez chacun identifié, toi au MC, lui au DJ ?
R : Oui, c’est le premier concert que je vois, imagine ! Le premier concert de rap que je vois et j’arrive directement à voir Gang Starr.
Belle entrée en matière quand même !
R : Ça y est, je pense que ça m’a mis à un niveau, même d’exigence, comme moi je viens d’un milieu artistique…
Donc l’exigence tu l’as depuis le début ?
R : L’exigence je l’ai depuis le début, j’ai commencé le conservatoire à 7 ans.
Parce que tu as fait du piano, de la batterie…
R : J’ai même fait du violon. J’ai massacré le violon !
C’était moins ton truc ?

R : Oui, mais tu sais quoi ? Ça m’a apporté un truc : l’exactitude de l’oreille. Comme le violon, il n’y a pas de notes précises, c’est l’oreille qui doit savoir où tu mets le doigt. Il n’y a pas non plus de repère sur le manche, donc c’est à l’oreille. Et si ça sonne faux, ça sonne faux le violon ! C’est un instrument, si ça sonne faux ça sonne faux. Et ça m’a beaucoup aidé à harmoniser. À harmoniser les samples, à harmoniser ma voix sur les samples, à composer, à faire tout ça. Aujourd’hui j’entends un gars qui chante mal, je sens tout de suite qu’il est faux. Il est off ! Quand tu vas jouer un sample, puis un autre, et que ce n’est pas ça, je vois tout de suite que c’est off.
Est-ce que toi, ou dans ta famille, il y en a qui ont l’oreille absolue ?
R : Oreille absolue oui, j’ai une cousine. Elle joue du violon et elle fait es arrangements pour des orchestres de musique classique.
En parlant de musique, je sais que tu as composé des musiques pour des films. Étant donné que tu as vécu dans un milieu artistique, j’imagine que tu es un peu cinéphile aussi ? Est-ce que tu es adepte des biopics musicaux ?
R : Il y a un biopic que j’aime bien, c’est un film de Clint Eastwood qui s’appelle BIRD, sur l’histoire de Charlie Parker. Celui-là je l’aime bien, et j’aime bien aussi celui de Ray Charles.
Pour moi c’est le meilleur exemple.
R : Celui de Ray Charles avec Jamie Foxx qui fait une interprétation incroyable. Ces deux-là, c’est ceux qui me viennent en tête, c’est vraiment les plus fidèles je pense.
Alors pourquoi je te parle de ça ? Parce que moi qui suis un féru de biopics musicaux, il y a un truc que je kiffe dans chacun de ces biopics-là, il y a toujours une scène dans chacun de ces biopics qui me fait penser à ce que tu me dis là au niveau de l’exigence, tu as toujours une scène où le mec va être là, et va faire recommencer 15 fois son orchestre jusqu’à ce que ça sonne exactement comme lui l’entend dans sa tête !
R : Mais ça c’est obligatoire !
C’est obligatoire mais moi c’est une scène que je kiffe parce que je me dis, tu dois avoir une pression quand tu es le musicien qui travaille pour lui, mais en même temps c’est normal ! Il aime tellement le son qu’il a envie de toucher à la perfection et il fait recommencer et recommencer… Est-ce que tu as déjà eu des sessions comme ça en studio ?

R : Bien sûr ! C’est très frustrant pour le musicien, parce que parfois il vient d’académie, et il joue des trucs très compliqués, et tout d’un coup tu lui dis simplement… c’est la même frustration que, par exemple, dans les interviews que j’ai vues des musiciens de James Brown. Le mec fait plein de notes, fait plein de trucs, mais James Brown voulait simplement taaaa-la, taaaa-la, et la gars était simplement payé à faire taaaa-la, taaaa-la…
Mais il fallait bien le faire !
R : C’est le début du sampleur. James Brown a inventé le sampleur. La trompette fait une juste une note et c’est tout, la basse joue un groove, et ça se répète, ça n’arrête pas de se répéter. Ça peut être frustrant pour un musicien s’il ne capte pas le délire, surtout à cette époque-là où il n’y avait pas cette invention encore dans la musique, elle était plus variée. Il n’y avait pas encore ce délire de loop, et quand lui arrive avec ce délire de funk, je pense que ça a du en frustrer plus d’un. Maseo Parker raconte qu’il était frustré, il y avait pleins de musiciens qui sortaient frustrés, parce qu’il voulait simplement un truc, que sa note soit toujours la même, c’est pour ça qu’il utilisait un musicien de gros calibre. Parce que la puissance qu’il fallait qu’il ait, tout le temps la même force, et il n’y a qu’un musicien qui peut jouer tout le temps le même truc comme ça. Mais ça peut être frustrant pour un musicien qui ne comprend pas ce que tu as dans la tête.
Mais tu vois là, je suis en train de t’écouter parler et je me dis, est-ce que ce n’est pas aussi ça qui t’a attiré chez Gang Starr ? Chez Guru en particulier, c’est aussi, peut-être, ce côté mélomane que tu as retrouvé chez lui, qui t’a été inculqué aussi…
R : Rakim aussi. On le sent quand tu es un musicien, on le sent quand un MC est musicien. Tu le sens quand il commence à placer ses rimes, après tu t’intéresses à ce qu’il dit. Tu le sens quand il est musicien, quand c’est un passionné. Quand tu as un rappeur qui ne parle que d’argent, pose-toi des questions !
Parce que Rakim a fait les intrus ?
R : Il fait Paid In Full mais il te le raconte d’une autre manière. Mais quand un gars te dit : « Je veux du cash, je veux du cash, je veux du cash, je veux du cash ! »… Va dealer dans la rue alors. Je pense que le rap doit aller plus loin que cette nécessité-là. Faut qu’on apporte une philosophie à cette nécessité, ne pas parler de la nécessité sans la philosophie qu’il y a derrière. Sinon tu es perdu et tu deviens comme n’importe quel chacal dans la rue où tout est justifiable pour avoir l’oseille que tu veux.
Je t’entend parler de ça de philosophie, d’apporter quelque chose. Il y a quelque chose que je me demande en général, chez tous les artistes, toi par exemple, au cours de ta carrière et de ta vie, quels sont les événements, les faits divers, qui t’ont le plus marqué ? Qui t’ont le plus touché toi, en tant qu’être humain, et qu’on a pu ressentir dans ta musique ? Dans un titre que tu as interprété et qui t’a chamboulé, qui a changé ta manière de voir les choses ?
R : Les voyages, et les morts. Les voyages et les morts, c’est ça. Les voyages parce que tu vois d’autres choses. Et les morts, parce que c’est la fin d’un cycle, qui se termine et malheureusement dans ma vie j’ai eu des morts très jeune. Et donc j’ai été amené à côtoyer des choses qu’en général on ne côtoie pas à cet âge-là. Et ça te fait te poser des questions.
Finalement tu as vécu beaucoup de choses qui t’ont fait grandir très vite ? Est-ce que ça ne vient pas justement de là, du fait que tu aies vu beaucoup de choses que tu n’aurais pas du voir étant petit, qui ont fait que, d’une certaine manière, tu as été très, dès le début, autodidacte dans tout ce que tu as fait ? C’est à dire que même la culture hip-hop tu y allais par toi-même, sans les grands, tu avais ta paire de rollers, tu allais tout seul. Est-ce que ça ne t’a pas aussi façonné ?
R : Je ne sais pas, peut-être oui. Je ne me suis jamais posé la question mais oui peut-être. Mais en tous cas c’est la curiosité. Avec la curiosité tu vas jusqu’à la lune et tu remets tout en question. Les croyances, les concepts de la société… Il faut avoir de la curiosité, c’est un acte d’intelligence. Et donc si tu n’es pas curieux, en général tu n’évolues pas trop vite. L’insatisfaction aussi, la curiosité amène de l’insatisfaction, tu n’es pas satisfait avec ce qu’on est en train de te donner là.
SI tu es satisfait, tu n’évolues pas et tu ne changes pas, tu ne te remets pas en question.
R : Tu stagnes, et ça c’est pas bon. Je pense que moi c’est ça, je suis un gars qui est toujours en mouvement, je ne suis pas immobile. Je suis immobile quand je vais attaquer la proie, je reste immobile le temps qu’il faut, mais c’est une immobilité calculée. Je ne peux pas être immobile dans ma vie.
Toujours en mouvement.
R : Il faut toujours que ça soit en mouvement parce que la vie c’est du mouvement. Dès que tu nais, tu es en mouvement, et quand tu n’es plus en mouvement tu meurs en général.
C’est un truc qui te fait peur l’inertie, que ça soit dans la vie ou artistiquement ?
R : Non parce que je sais que si j’ai la condition physique je ne serai pas inactif. Et puis même mon esprit, si je ne souffre pas de quelque chose qui me cause un problème mental, je serai toujours en train de faire quelque chose. Il n’y aura pas d’inerties, il y a tellement de choses à apprendre, tellement de choses qu’on ne sait pas.
Tu vois, il y a des mecs qui apprennent beaucoup de toi par exemple. Je t’ai entendu citer par exemple — on en parlait toute à l’heure en off — un mec comme Souffrance, un mec comme Benjamin Epps. Qu’est-ce que ça te fait de voir ces mecs plus jeunes que toi rapper avec des codes qui viennent de ton école et de celle de tes grands à toi, de la génération avant toi, et de continuer de le faire maintenant en apportant leur propre truc ? Est-ce qu’il n’y a pas une sorte de fierté, de satisfaction de se dire que le hip-hop continue, ne meure pas, ne reste pas inerte ?

R : C’est pas une fierté, c’est simplement on est content. On se dit qu’il n’y a pas que des cons dans ce milieu-là, parce que ce que tu entends à la radio c’est beaucoup de conneries. Quand tu entends un gars qui raconte des choses, tu es content, tu te dis que tu n’es pas seul sur ta planète. Il y a d’autres personnes qui pensent comme toi, il y a d’autres personnes qui font les choses bien, et ça crée une émulation artistique qui est très importante pour n’importe quel développement d’artiste, parce que ça crée quelque chose. C’est relou de ne pas avoir de… c’est comme un bon joueur, mais il n’y a pas d’autres bons joueurs ! C’est frustrant, donc ton niveau commence à baisser. Il faut qu’il y ait d’autres bons joueurs pour te mettre à l’épreuve et continuer de progresser. Et puis toi tu veux jouer avec ce joueur. Je pense que c’est pareil dans le rap, c’est pas que de la fierté. C’est : « Putain, heureusement ! ». Il n’y en a pas beaucoup mais heureusement. C’est ça que je me dis en vérité, le premier truc qui m’arrive en tête.
Heureusement qu’il y a des mecs comme eux, heureusement qu’il y a des mecs comme toi !
R : C’est ça que je me dis, c’est : « Ah, c’est cool ! ». C’est bien, ça me motive.
Ça te motive ?
R : Oui, parce que tu te dis que quelque chose est en train de changer, pas tout le monde ne pense à ces imbéciles qui vendent je ne sais pas combien de musique, à d’autres imbéciles en cachette, et tu te dis que la matrice n’est pas passée par là. Et donc ça te donne de l’espoir.
Des mecs comme eux, des mecs comme toi, qui nous donnent de l’espoir. J’ai envie de te remercier Rocca, pour avoir répondu à cette interview.
R : Merci à toi !
Propos recueillis par Claude-Alix
En savoir plus sur Sans Esquives
Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.









Laisser un commentaire