Scolti : Salut Juliette, bienvenue chez SKUUURT. C’est un vrai plaisir de te recevoir !
Juliette Fievet : Merci, merci encore une fois ! Je suis toujours très touchée, n’étant pas chanteuse ou artiste, que les gens me dédient une place de choix, et merci beaucoup, vraiment.
S : Sans les gens comme toi, la culture ne serait pas exactement ce qu’elle est aujourd’hui. T’as été chef de projet, manageuse, productrice, directrice artistique, label manager. T’es aujourd’hui le visage, et le corps, de l’émission Légendes Urbaines sur France 24 , RFI, et YouTube. Ça va être un peu compliqué de cibler pour cette rubrique « PRO » avec toi. Est-ce que j’ai oublié quelque chose dans la liste d’ailleurs ?
J.F : Non, c’est à peu près ça
S : C’est déjà pas mal !
J.F : Et puis comme je viens du Moyen-âge c’est toujours très compliqué
S : (rires) On vient du même Moyen-Âge, on va avoir l’occasion d’en reparler, t’inquiètes pas. Quel regard tu portes sur ce parcours multi-facettes qui te singularise ?
J.F : Étrangement, je regarde très peu dans le rétroviseur, sauf quand je suis interviewée. Et c’est vrai que dans ce cas, je raconte mes débuts à Lille, à l’Aéronef, et quand je tire le fil jusqu’à aujourd’hui, je me dis « c’est cool ». Je voulais tenter une aventure, je voulais en être, je voulais essayer de faire avancer le mouvement, le schmilblick, en tout cas contribuer à poser des pierres. Et c’est vrai que j’ai pas tendance à être dans l’autosatisfaction. Il faut aller encore plus loin, et faire mieux, et encore différent, mais je peux quand même m’accorder d’avoir fait tout ce que j’ai pu, d’avoir fait de mon mieux et d’avoir, à titre personnel, beaucoup appris, et aussi d’avoir le sentiment d’avoir aussi aidé pas mal de gens, et aidé, d’une façon qui est tout à fait personnelle, ce mouvement. Donc oui, j’ai cette satisfaction de me dire : je l’ai tenté à l’arrache en autodidacte, en prenant d’énormes risques, un peu au péril de ma sécurité, parce que j’ai rarement été en sécurité dans ma vie, dû à ces choix-là. Mais au moins, effectivement, j’ai ce sentiment d’avoir posé des choses très concrètes et d’avoir été un peu à la hauteur de ce rêve de gosse de 17 ans ou 16 ans, qui était de se dire, OK, un jour, peut-être que je serai utile et que je pourrai contribuer à tout ça.
S : T’as grandi à proximité de Lille, dans une toute petite ville. Est-ce que quand on est issu de la campagne lilloise, on s’imagine intégrer l’industrie, d’abord, et pouvoir y briller, ensuite ?
J.F : Très honnêtement, quand t’es à Fournes-en-Weppes, tu t’imagines pas du tout tout ça. Et puis surtout, tu ne sais même pas que ça existe. Tu n’as pas de notions. Ça semblait être un milieu très obscur, en tout cas à l’époque, où il était très opaque. En réalité, en 96 ou en 97, je ne savais pas quels étaient les métiers de la musique, ce qui était possible d’y faire. J’avais pas conscience de ce qu’est un éditeur, un road manager, un chef de projet. Juste tu dis : « j’aime ce style musical, j’aime ce que ça véhicule, ça me touche, j’ai envie d’y faire quelque chose. Je n’ai pas assez de talent pour être rappeuse ou chanteuse et puis je n’ai pas envie de ça. »
J’avais fait un BTS force de vente, j’ai dû faire 2 mois, où je crois qu’au bout du 2ème jour, je me suis rendue compte que ce n’était pas du tout ce que je voulais faire dans la vie. Donc, je savais ce que je ne voulais pas faire. Mais je ne savais pas réellement ce que je voulais faire. Mais donc, c’est vrai qu’à l’époque, quand t’es à Fournes-en-Weppes, et que t’es genre Kamini, avec peut-être beaucoup moins d’humour d’ailleurs, quand t’es en train d’écouter Public Enemy, ça peut s’apparenter à un truc assez ridicule quand t’es au milieu des vaches (rires). Mais tu vois, je n’ai pas de vision à cette époque-là, je sais juste qu’il y a un truc qui m’anime, et c’est ça.
S : Alors, t’y vas au culot, en autodidacte. Est-ce que dans ce cadre-là, le talent suffit, ou il y a aussi le facteur chance ? Ta vie semble être une suite de rencontres qui t’ont fait franchir des paliers. Comment t’expliques le fait d’avoir toujours fait la bonne rencontre ?
J.F : Alors, pour être vraiment extrêmement transparente, c’est justement parce que je coupe une longue histoire et que souvent, quand je raconte mon histoire, c’est du story-telling, parce que tu n’as pas forcément l’espace pour raconter tous les aléas. Et c’est vrai que quand tu racontes 28 ans en 1h d’interview, effectivement, tu privilégies des étapes importantes de ta vie, dont des rencontres telles que celles avec Manu Barron, ou Patrick Colleony par exemple beaucoup plus tard. Mais en réalité, comme Robert Hossein le disait, c’est la loi du TTC : Travail Talent Chance. Et dans la chance, évidemment, il y a des rencontres. Sauf que moi, les 2-3 rencontres qui ont été déterminantes ou importantes à des moments de ma carrière, réellement, avec tout le respect que j’ai pour ces rencontres qui ont vraiment changé beaucoup de choses, sont minimes à côté de nombreuses périodes, époques, voire années, où je me suis retrouvée absolument toute seule à devoir me démerder.
S : Oui, c’est important de le préciser.
J.F : Et provoquer moi-même les opportunités. Mais c’est vrai que du coup, quand je raconte l’histoire, j’essaie de synthétiser. Et donc, ce qui peut en ressortir, c’est « putain, c’est cool, elle a bossé, mais elle a quand même eu de la chance de rencontrer toujours des gens super clés au bon moment ». Mais en fait, entre-temps, il y avait peut-être 5-6 ans entre 2 périodes où il fallait bien survivre, et payer son loyer. Et il y a eu des périodes dont je parle peu parce que j’aime bien mettre en avant le positif. J’en parle quand je fais un partage d’expérience, une conférence avec des gens où on a plus de temps. Je parle rarement des moments où je n’ai pas d’appartement, où j’ai été expulsée, où je n’ai plus d’électricité, où j’ai dû me laver en hiver pendant 6 mois à l’eau glacée parce que je n’avais pas l’argent pour remplacer une chaudière. Et des moments où j’étais en galère de fou parce qu’il y a une réalité aussi, c’est que j’ai été beaucoup plus souvent en galère que dans des moments super bling et des moments de grâce.
S : Merci de le dire, c’est important, parce que ça permet aussi à ceux qui pourraient penser que tout est facile que ça ne l’est pas forcément, justement.
Pour toi, le déclic avec le Hip Hop, c’est Public Enemy, que tu vois dans l’émission RapLine d’Olivier Cachin. Dis-moi que c’est vrai ! Parce que ça voudrait dire qu’on a un point commun très fort, et que ce soir-là, on était tous les deux devant la même émission, et que nos vies en ont été transformées. Dis-moi que c’est vraiiii !
J.F : Bien sûr, complètement
S : (rires) Et ça a provoqué quoi chez toi alors ?

J.F : Écoute, j’ai toujours eu une propension à gueuler un peu comme un putois face aux injustices de ce monde, et ça depuis que j’ai la parole. Et même quand je n’articulais pas bien et que je n’avais pas de vocabulaire, j’étais assez révolutionnaire. Ça faisait bien marrer mes parents, qui ne savaient pas trop d’où ça sortait. Après, je suis métisse. J’ai été adoptée par une famille blanche, ch’ti, du nord de la France. C’est un truc que je n’ai absolument pas mal vécu. C’est cool. J’estime que j’ai eu un début de parcours un peu épique, mais j’ai eu la chance d’être adoptée à l’âge de 2 ans par des parents aimants, une super famille. J’ai jamais fait de crise existentielle par rapport à ça. C’est un truc qui est très très cool, ça n’a jamais été un secret dans ma famille, ça n’a jamais été tabou. Sauf que très vite, quand tu grandis dans une famille française, entre coco et socialo, dont la partie coco pense que les socialistes c’est l’extrême droite, t’es donc dans une famille qui est plutôt humaniste, tu vois ce que je veux dire, le monde des bisounours, et qui ne pense même pas aux histoires de racisme, parce que je pense profondément que quand les gens ne sont pas racistes, ils ont du mal à comprendre et à intégrer qu’il y ait autant d’inégalités, parce que ça ne peut pas leur traverser l’esprit. C’est une discussion que j’ai régulièrement avec ma mère, qui est blonde aux yeux verts et qui me dit, « il m’a fallu vraiment très très longtemps avant de me rendre compte à quel point ta chevelure ou ta couleur de peau pouvait être excuse pour des inégalités », parce que quand tu n’es pas du tout là-dessus, tu ne t’en rends pas compte. Et c’est vrai que je me suis retrouvée dans un vrai gap à un moment donné, surtout à l’adolescence ou pré-adolescence, où d’un seul coup il y avait un truc où on ne me traitait pas de la même façon à l’extérieur que quand je rentrais dans le cocon familial, où là j’étais comme tout le monde, Juliette Fievet, de la famille Fievet. Mais quand tu es à l’extérieur, le traitement n’est pas le même, tant à l’école que dans la rue, quand tu vas à la boulangerie, etc. Et donc, t’es en décalage constant, et je crois que le fait d’avoir entendu ces rappeurs, Public Enemy, qui dénonçaient plein d’injustices sociales, mais aussi raciales, etc., ça a provoqué un déclic chez moi
S : Ça a fait écho
J.F : Oui ! Je vois des mecs qui disent tout haut ce que je pense tout bas, mais que je ne suis pas capable d’identifier complètement, ou en tout cas d’exprimer parfaitement, parce que je n’ai pas le vocabulaire à la hauteur de mes pensées à cette époque.
S : Est-ce que tu as gardé en tête ce déclic et l’impact que cette émission a eu sur nos vies, dans une idée de transmission, en te disant qu’aujourd’hui peut-être qu’à ton tour t’allais provoquer un déclic chez un ou une ado lors d’une de tes émissions ?
J.F : C’est marrant, parce que souvent les gens me disent « tu représentes, tu représentes », alors que je ne représente rien du tout. J’essaie déjà de me représenter moi-même, ce qui est quand même très difficile. (rires) Je n’ai pas cette prétention. Je ne suis pas « militante »
S : Je ne pense pas qu’Olivier Cachin, lorsqu’il passe Public Enemy, a ça en tête, mais il n’empêche que ce choix éditorial a eu l’impact dont on parle là, et on voit ce que ça a donné derrière.
J.F : Je considère que je ne suis qu’une passeuse. Je suis là pour mettre en lumière, c’est ce que j’ai toujours fait. Ce qui me paraissait beau, nécessaire d’être entendu, je l’ai fait de mille façons en tant que manager, et aujourd’hui en tant que journaliste. Mais je ne suis qu’un vecteur. C’est quand même assez miraculeux finalement que je sois devenue une figure aussi connue dans le monde entier. C’est ouf, parce que je suis journaliste, et je suis une personne de l’ombre de base. J’ai beaucoup de gratitude pour ça. Et en ce sens, plus que représenter quelque chose, ma responsabilité est de mettre les belles choses en avant.
Mais il en va de même quand j’accepte le management de Kery James à l’époque de Lettre à la République, où je considère que finalement, manager Kery, c’est presque politique. C’est contribuer à mettre en avant un propos qui me semble fondamental pour l’intérêt commun. Et pousser les gens à avoir une réflexion. Légendes Urbaines, c’est la même chose. Quand j’interviewe des rappeurs, mais qu’en réalité j’interviewe les êtres humains derrière ces rappeurs, et ce qu’ils sont vraiment, c’est aussi, bien sûr, une prise de position, en éditorialisant en plus la bienveillance. Parce que j’éditorialise la bienveillance. C’est hors de question que je sorte les 20% de fantômes du placard de mes invités. Simplement parce que déjà tout le monde le fait, et que moi, je ne suis pas dans la course au buzz, j’ai aucun problème avec ça. Et parce que je me bats pour, pas contre. Et que quand tu parles à autant de gens, c’est prendre une responsabilité. C’est une responsabilité d’être derrière un micro ou face à une caméra. Il faut choisir ce que tu vas donner aux gens. Je parle à des centaines de millions de personnes sur France 24, et sur RFI par ailleurs. Mais à un moment donné, ma responsabilité à moi, c’est de montrer le beau en chacun. Particulièrement dans une période où on ne fait que montrer le sombre d’une façon très peu nuancée. Donc ça, c’est ce que je représente. Si je dois représenter un truc, c’est de dire « ouais, je représente le love, la lumière. ». C’est pour ça que je dis « paix, amour, lumière ». Ouais, c’est ça que je représente et que je veux représenter.

Après, je souhaite, de la façon la plus universaliste possible, que tout le monde s’identifie. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, ce qui m’intéresse aussi, c’est pas seulement de parler pour la street ou ne parler qu’aux afro-descendants. Je suis ravie aussi de parler à Madame Michu, 60 ans, qui ne comprend rien au rap, et qui quand elle voit Kalash Criminel avec une cagoule en se disant « ouh là, c’est quoi ce délire ?», se dit quand elle regarde Légendes Urbaines « waouh, il est chanmé ce garçon, il est intéressant, il est fascinant, il est brillant, il est cultivé. Ah, en plus, il veut monter une fondation pour sauver les animaux ? » Je suis ravie aussi parfois de faire ces ponts. Parce que quand tu vois Kalash Crimi avec sa cagoule et que t’as pas du tout les codes du peu-ra, tu peux pas t’imaginer derrière ce personnage, puisqu’on est sur un personnage, tout ce que Crimi a à proposer intellectuellement. Donc parfois, il faut aussi faire preuve de bienveillance. Et donner quelques clés à des gens qui n’ont aucune possibilité de lire entre les lignes. Ça, c’est ma responsabilité et c’est ce que je représente. Je représente la bienveillance. J’essaie en tout cas, tant que faire se peut.
S : On avance tout doucement sur ton parcours. T’es sortie de la campagne, t’es à Lille. Il y a la fameuse anecdote avec Wyclef Jean au Zénith de Lille, lors de la venue des Fugees. (J’y étais aussi !). On la connaît (depuis la file d’attente, elle voit passer Wyclef, un peu perdu, et prend l’initiative de lui montrer les loges, qu’elle ne connait absolument pas, et elle passera la soirée en sa compagnie, je fais court et pas dans le détail, allez fouiller c’est ouf ! ). Ce qui m’intéresse ici, c’est de savoir si, comme lors de ce moment précis, l’une des clés est de savoir saisir l’instant sans réfléchir ?
J.F : C’est ça. En fait, je crois que c’est l’inconscience de la jeunesse et de la passion. La vraie chance, c’est d’être passionnée. Quand t’es jeune, t’es inconscient, t’es là. Et puis, avec la chance d’avoir une passion, parce que c’est difficile si t’as pas de passion, t’as pas de moteur, ou en tout cas, c’est plus difficile. La passion, parfois, est un feu qui brûle tellement en toi que ça t’amène à faire des choses, ça augmente sans cesse ton niveau d’inconscience et ça t’amène à faire des trucs de zinzin qui sont complètement irrationnels. Toute ma vie, j’ai fait des choses de dingue. J’ai sauté 10 immeubles de 50 étages. C’est la passion qui m’animait. Ensuite, cette histoire de zénith a réellement été le moment-clé qui m’a permis de me rendre compte, au moins d’avoir une toute petite fenêtre, sur ce que peut être l’industrie ou ce que peuvent être les métiers de la musique. Là, ça devenait concret. Parce que j’observais des backstages, je voyais bien qu’il y avait des gens qui bossaient et je voyais qu’en fait, concrètement, il y avait possibilité de trouver un métier dans tout ce truc-là et que c’était possible, et que ça commençait à se peaufiner, ça m’a donné envie de faire des concerts, d’en organiser moi-même !
S : Alors, t’as mis un pied dedans ensuite, en bossant aux côtés de Manu Barron, dès l’âge de 18 ans, à l’Aéronef de Lille. On parle trop peu de cette figure lilloise qui a mis le pied à l’étrier de nombreuses personnes. Je l’ai moi-même connu via mon groupe Mental Kombat à l’époque. Et je voulais juste savoir si t’avais un petit mot le concernant parce qu’on parle trop peu de lui.
J.F : C’est fou, hein ? Alors, écoute, j’ai mangé avec lui, on se voit encore, mais pas beaucoup, on se parle. On a donc déjeuné ensemble il y a un mois et demi, à Paris. Et donc : gratitude éternelle pour Manu ! Admiration sans faille, personnage incroyable. Lui, c’est un anti-star, c’est un ch’ti, il est de chez nous, tu vois ce que je veux dire ? (rires)
S : Ouais, complètement
J.F : Mais Manu, mais quand tu y penses, et quand tu penses à sa carrière, c’est un truc de malade. Entre l’Aéronef, ou la Condition Publique, parce que c’est quand même lui qui a monté ce truc-là, ou entre la prog à Dour, son savoir-faire, avec des Brodinski, l’électro.. c’est un génie ! Manu, quoi. Un puits de science musicale, le mec a une culture musicale qui donne mal à la tête, et puis il ne choisit jamais les trucs faciles. Donc, il va produire Thomas de Pourquery ? Ah bah ouais ! OK, frérot ! Il va partir dans un milliard de styles musicaux et pas seulement dans le rap justement, avec une finesse…Manu, qui, en plus d’être un génie, un peu comme Patrick Colleony, paix à son âme, se fiche de la reconnaissance sociale, mais vraiment ! Lui, il fait son truc et il est extrêmement lucide sur tout ça et, ouais, je suis sa plus grande fan !
S : Ouais, moi, je lui dois, entre autres, la première partie des Roots, et une programmation à Dour, et il ne nous devait rien, il l’a fait avec la volonté d’aider les autres, parce qu’on était que des ados et donc je tenais à lui rendre hommage par le biais de l’interview.
J.F : Merci, et puis ça lui fera plaisir que je le droppe tout le temps (rires). Mais bien sûr qu’il mérite d’être mis en avant, c’est un truc de fou !
S : Comment tu t’es retrouvée, si jeune, à te lancer ? T’avais arrêté les études, et on a parfois l’impression que les études sont le gage inverse dans l’industrie du rap. Est-ce que c’est un raccourci facile de dire ça ? Il y a beaucoup d’autodidactes, non ?
J.F : Je vais pas te dire que c’est un raccourci, parce qu’en fait, c’est pas forcément vrai quand tu vas en maison de disques.
S : Hormis les maisons de disques évidemment
J.F : Alors en dehors des maisons de disques, si on est sur du management, etc. C’est ça. Effectivement. C’est pas que c’est pas un gage, mais à l’époque t’allais pas à l’école pour apprendre le métier de manager. Et en réalité, même quand tu vas à l’école pour apprendre à être manager, t’apprends rien du tout du terrain. Peut-être que t’apprends ce qu’est une déclaration à la SACEM ou la SCPP. Tu vois ce que je veux dire ? Mais en réalité, il n’y a pas réellement d’école où tu rencontres Cookie Lyon qui t’explique comment construire l’empire. Tu vois ? Et encore moins à l’époque.
Mais c’est vrai qu’après le concert des Fugees, quand je suis rentré chez moi, j’ai dit à mes parents le lendemain, «Bon, j’arrête l’école, je veux travailler dans la musique.» Et j’avais 18 ans à peine. Et là, mon père m’a regardé, il m’a dit, « Super, si tu arrêtes l’école, c’est que t’as trouvé un travail. Parce que si tu fais ni l’un ni l’autre, il est hors de question que tu restes à la maison et que tu te réveilles à midi pour ne rien faire à la maison. » Mes parents, ce sont des bosseurs, des entrepreneurs dans les travaux publics. Alors j’ai regardé mes parents, et j’ai dit « Ok, je pars alors. » Parce qu’il était hors de question que je remette un pied à l’école. Et quand ils m’ont dit ça, et ça fait partie des premiers risques que j’ai pris, mes parents ne pensaient pas du tout que j’allais leur répondre ça. Du coup, je suis allée à Lille, j’ai dormi chez des amis. Mais pourquoi veux-tu que je raconte ça dans les interviews d’habitude ? C’est très compliqué. Donc voilà, je donnais des cours de danse parce que je dansais beaucoup, beaucoup, beaucoup, à la MJC du Vieux-Lille, et j’ai eu des vacations.
Un jour, je suis arrivée à l’Aéronef, mains dans les poches. On était allés tous ensemble à un concert. Et j’ai demandé à Manu de le rencontrer. Je suis allée le voir en lui disant «Hey, Manu, j’voudrais organiser un concert ». Il m’a dit « Oh, super, tu voudrais organiser un concert ». Mais bon, j’avais jamais organisé de concert évidemment. Et il m’a donné rendez-vous 3-4 jours plus tard. Lui, il avait déjà son idée en tête, le festival « Pas de Quartier ». Moi, je ne le savais pas du tout, et il m’a laissé faire mon numéro de claquettes. Je pense que ce jour-là, il a dû prendre des pop-corns, parce que j’ai dit « Ouais, je sais faire ça. Alors, on va faire ça, ça, ça ». Un tas de trucs que je ne savais pas faire, évidemment. Il m’a dit « Super, tu sais faire tout ça. Ça tombe bien. Tiens, un téléphone, un fax, un bureau, un ordinateur. Je monte une équipe. Allez, montre-moi tout ce que tu sais faire maintenant !». Mais entre le moment où j’ai arrêté l’école, au mois de septembre, et le moment où il y a eu l’Aéronef, il s’est bien découlé 6-7 mois. Effectivement, je donnais des nouvelles à mes parents. Je retournais de temps en temps à Fournes-en-Weppes, mais il était hors de question de retourner à la maison, tranquille, tant que je n’avais pas un truc solide.
S : Première prise de risque. Puis, il y a la rencontre avec Doudou Masta de Boogotop, qui te débauche. Et là, tu pars à Paris.
J.F : J’avais pas ces trucs à l’époque, à Lille, parce que tu te souviens, il y avait Radio Campus, etc, et faire une tournée régionale avait de l’importance à l’époque, t’avais des chances potentielles pour rentrer en classement national et en radio nationale. Et à l’époque, il y a 113 qui sortaient Ni barreaux, ni barrières, ni frontières. C’était devenu mes potos, parce que je faisais la com’ de « Pas de Quartier », plus l’accueil artistes, et la gestion des artistes, etc. Et 113 m’avaient demandé de faire toute la com’ dans le Nord. Et donc, on avait fait toute une tournée médiatique avec eux. Et Doudou Masta, qui avait monté Boogotop à l’époque, a fini par me proposer de descendre pour m’occuper de Boogotop.
S : Quand t’arrives à Paris, t’as cette impression d’entrer dans la cour des grands en te disant « ça y est, je suis au cœur du game » ? Ou pas du tout ?
J.F : Beaucoup d’aller-retours Lille-Paris, pour aller voir machin, ou aller chez Urban Music à Châtelet, je sais pas si tu te souviens, etc. Et c’est vrai qu’il y avait un côté assez vertigineux. Parce que quand t’es à Lille, à part tourner à Euralille, et faire 14 fois le tour du centre commercial, puis après aller à Roubaix…Ça bougeait pas vraiment. C’est vrai que quand t’arrivais à Châtelet, t’étais là « waouh, waouh, waouh ! », c’est vertigineux, tu vois. C’est vraiment un autre monde. D’un seul coup tu te dis « putain, il y a un champ de possibles complètement ouf ». Et puis c’est vrai que j’avais déjà, avec deux éditions de « Pas de Quartier », été connectée avec Fred de Sky, avec Olivier, avec Sear de Get Busy, avec l’équipe de Nouvelle Donne. Donc, j’étais poto avec pas mal de monde. Donc oui, c’est vrai que t’as le sentiment de mettre un pied là-dedans. Ça reste quand même très concret dans le travail que je fournis pour Boogotop. Et en même temps, c’est vertigineux. Et puis tu te rends très très vite compte que t’es pas du sérail. T’es pas de la banlieue, t’es pas de là, t’es une meuf. Il y avait quelques meufs à l’époque, mais qui étaient en maison de disques, ou en indé, mais qui étaient déjà des grosses pros, genre Gazelle, qui manageait Alpha Blondy ou Solaar. Mais on est sur d’autres levels, dans le truc très street y a pas une meuf qui travaille les rues, tu vois ce que je veux dire. Et donc, t’es dans un truc où tu te bagarres. Tu te bagarres, t’es plus hardcore que les mecs. Tu travailles dix fois plus.
S : À Paris, il y a eu aussi la rencontre avec Expression Direkt
J.F : J’avais déjà une proximité avec eux, j’étais très proche d’eux, de la Mafia K’1Fry aussi. Et pour le coup, j’ai commencé d’abord par l’album Le Labyrinthe de Kertra, que j’ai managé. Et ensuite, j’ai repris Express’ Di’, et ensuite direction la maison de disques.
S: Et comment tout ça t’a amené à Kery James, alors ? C’était quoi le pont ?
J.F : Oulala ! mais le pont de Kery, c’est un pont où il y a dix vies qui se sont passées entre temps ! Tu vois, ça reste des satellites, tout ce qui était Boogotop, le 113, la Mafia K’1 Fry, Kery, Idéal J., etc. C’était un peu les mêmes, tu vois ? Je parle souvent aussi de Rudlion et de Ghetto New Progress. En fait, c’était que les mecs de la banlieue sud, et puis Express’ Di’ étaient quand même très très proches, même en étant dans le 78, de la Mafia K’1 Fry. Il y a beaucoup de gens qui oublient ça, c’est Delta d’Express’ Di’ qui a fait l’instru de Hardcore de Kery. Les gens pensent que c’est DJ Mehdi, mais c’est Delta. Et donc du coup, il y avait vraiment des trucs communs, même avec Intouchables. Tout ça, c’était un peu plus ou moins les mêmes équipes. Donc voilà, Kery c’est venu beaucoup beaucoup plus tard. On était potos. Il me faisait souvent l’honneur de me demander, tant quand j’étais en maison de disque que quand j’ai eu ma boîte, de me dire « vas-y, passe en studio. J’aimerais bien me faire écouter tel truc, tel titre. Qu’est-ce que tu penses de tel truc ? » Kery aime bien faire écouter en amont à quelques personnes des albums ou des titres avant la sortie. Donc on avait de vraies discussions, lui et moi. Mais Kery, c’est arrivé…on parle de…Next Music c’était en 2001 ou 2002, amis Kery c’est arrivé en 2013.
S : Ah oui donc bien plus tard. Là, l’idée était de parler de ta casquette de manager. Parce que t’as également été la manageuse de Nelly Furtado, Sean Paul et Paul McCartney aussi pour la France. Là, c’est la casquette manageuse.
J.F : Les gens disent « Nelly Furtado ». Ils font souvent des raccourcis, mais ça, c’est des raccourcis journalistiques que je connais aussi. Mais je vois quand même des bémols. C’est-à-dire qu’en fait je représentais Chris Smith, qui était le manager de Nelly Furtado, et co-producteur d’ailleurs. Chris Smith avait été élu, je crois en 2008, le plus grand manager au monde. Évidemment, comme il a striké avec Nelly. C’est lui qui avait fait les ponts avec Timbaland, Timberlake, etc. Et en fait, oui, sur Nelly, nous, on a fait le relais avec ma boîte Influence Music. C’est très réducteur parce qu’en réalité, là où j’ai été manager pour les pays français, vraiment, parce qu’il ne se passait rien aux Etats-Unis, et j’aime quand les choses sont justes, c’est sur, par exemple, les Brick and Lace. Shaggy, Sean Paul, évidemment, j’ai fait le relais, etc. Mais quand tu fais des relais management sur des mecs qui sont déjà dans le top du billboard aux Etats-Unis, c’est du relais management, tu vois. Quand Brick and Lace, tu blow et tu vends plus de 600 000 singles en physique sur Love is Wicked et que tu fais croire qu’elles sont des stars aux Etats-Unis alors que ce n’est absolument pas le cas et qu’elles sont inconnues au bataillon, là, je me dis OK, voilà, j’ai un peu..contribué (rires). Donc, c’est quand même ce truc-là que j’aime mettre aussi en avant. Il faut savoir être honnête et juste.
S : Il y a aussi une autre casquette : chef de projet chez Night And Day. T’as parlé à plusieurs reprises de Patrick Colleony. Ça consistait en quoi, être chef de projet ?
J.F : T’es un peu le coordinateur quand tu es chef de projet. Finalement, c’est toi qui fais tes profits and losts, donc tes PNL, et il ne s’agit pas du groupe. Mais chef de projet en maison de disques indépendante, ce n’est pas du tout le même métier qu’être chef de projet en major. Chef de projet en major, c’est quand même très précis parce que tu as par exemple un directeur du marketing en maison de disques en major, qui va gérer les budgets marketing et ensuite les donner au chef de projet qui va les dispatcher. Quand tu es en maison de disques indépendante, en réalité tu peux même être DA (Directeur Artistique) et signer tes propres artistes. Admettons qu’il y ait un DA. Là, en l’occurrence, Patrick était DA dans un premier temps, mais il était aussi chef de projet de ses propres projets. Ensuite, moi, j’ai été chef de projet. Sur certains projets, j’étais le chef de projet pour lui. Et là, tu décides de ton budget marketing toi-même, c’est toi qui signes les bons de commande, tu décides de la stratégie promo, tu assures le suivi avec tes attachés de presse, c’est toi qui fais presser tes disques, qui travailles avec les commerciaux pour la mise en place des disques, le réassort ou les retours, la gestion des stocks, t’es une tour de contrôle de la distribution de ton album.
S : Là, t’es encore en autodidacte sur toutes ces missions ?
J.F : Exactement. Si tu veux, je suis en autodidacte, mais le fait d’avoir été manager et d’avoir sorti un album avec Boogotop, L’antidote, et d’avoir sorti l’album de Kertra, et d’avoir aussi travaillé sur l’album d’Express’ Di’, à un moment donné, t’as la vision d’un chef de projet puisque toi en tant que manager tu bosses avec les chefs de projet, tu bosses avec tous les postes de maison de disques.
S : Et t’engranges des infos
J.F : Bien sûr que j’ai appris des choses, j’ai appris énormément de choses, mais ce n’est pas comme si j’avais complètement les connaissances de ce qu’était la SACEM ou les déclarations, je n’étais pas complètement ignorante de ça non plus en étant de l’autre côté de la barrière.
S : Et ensuite, il y a aussi la casquette de directrice artistique et de label manager chez Next Music. T’avais quelle mission ? Ça consistait en quoi ?

J.F : Là, en l’occurrence, tu signes réellement directement les artistes, tu décides de signer, tu écoutes les maquettes, etc. Tu fais encore le travail de chef de projet, mais tu y ajoutes un truc. Quand t’es en maison de disque indépendante, en réalité, tu signes aussi des catalogues. Tu signes des artistes pour le monde. Parce que quand tu es chez Sony, aux États-Unis, tu es chez Sony en France et au Japon. Mais tout le business, par exemple, du Midem, c’est un business de maisons de disques et de labels indépendants. Nous, c’était une maison de disque. Donc, on avait notre propre distribution. Ce qui voulait dire que quand j’allais en Jamaïque ou quand j’allais voir VP Records et que je me bagarrais avec eux pour pouvoir garder tout leur catalogue, qui est un catalogue de zinzin, VP Records c’est le plus gros label de reggae dancehall au monde, et donc quand je me tapais avec VP Records pour avoir tout leur catalogue composé de 20 000 références pour la France, je me bagarrais aussi parfois pour l’avoir sur d’autres territoires. Parce que du coup, si j’avais pour l’Europe, j’allais voir ensuite des distributeurs allemands, hollandais, italiens pour qu’eux distribuent les artistes ou le catalogue que moi, j’avais signé. Ça, c’est aussi un travail de label manager. C’est-à-dire qu’en fait, tu signes des artistes, tu développes évidemment leur stratégie, l’argent que tu dépenses, de A à Z. Et puis, tu as aussi ce fond de roulement. Je te dis, celui qui a le back-catalogue de Bob Marley je peux te dire qu’il est mort de rire en fait depuis longtemps ! Et donc, ça, c’est aussi un vrai travail. Et en fait, c’est aussi un développement international d’artistes. Donc, c’était rigolo de pouvoir signer des artistes. Patrick, par exemple, a signé Anthony B pour le monde sur un album. Et c’était stylé de ouf, en direct de la Jamaïque. Il a produit un album live qui avait été fait à Toulouse au Bikini, qui a pris feu d’ailleurs. Et tu vois, stylé, parce que du coup, on a Anthony B pour le monde. Et donc, sur cet album, Anthony B, on distribue, on va voir des labels anglais, des maisons de disques anglais, des maisons de disques du monde entier, des japonais pour donner les droits, ou en tout cas, l’exploitation de nos masters pendant une période donnée, etc. C’est ça être le label manager aussi, tu vois.
S : Donc ensuite, tu mets la casquette d’animatrice radio et télé. Comment ça s’est fait ? Parce que tu n’avais pas de formation de journaliste.
J.F : Quand j’étais jeune et fraîche, je monte une boîte qui s’appelle Influence Music, en 2008. Je pars de chez Next Music, c’est la crise du disque. Et du coup, la grande mode, c’est de faire du 360. Donc je monte une société dans laquelle je fais du 360. De la prod, de l’édition, du management et de la communication. Je récupère VP Records, les fidèles amis, qui eux, du coup, comme Next Music s’est cassé la gueule, sont partis chez Wagram. Du coup, on gère les budgets marketing et la communication de tous les artistes du label. De même pour TVT par exemple où à l’époque on s’occupe de Lil Jon, Ying Yang Twins et Pitbull, pour la France. Et on est les représentants du label management de TVT. Donc j’embauche jusqu’à 9 salariés. Et on fait de la com, on fait un tas de choses. On fait de la promotion indépendante. On produit des artistes, on fait plein plein de choses. Et je garde cette société 3 ans. Et je me rends compte qu’en fait, je peux manager des artistes, mais je ne suis pas du tout faite pour manager les équipes.
S : C’est autre chose
J.F : C’est un autre métier. Les gens ont besoin d’être rassurés, qu’on leur fasse la liste le matin, qu’on réitère la liste le soir. Et puis après, aller voir une experte comptable, les déclarations de TVA etc, autant te dire que je saignais du nez. En fait, c’est ça qui est intéressant, c’est de toujours essayer de faire des choses en autodidacte. Et puis, tu te rends compte ce en quoi tu es bon, ce en quoi tu es nul. Ou ce que tu aimes et ce que tu n’aimes pas. Parce que tu peux être bon sur des trucs que tu n’aimes pas. Je suis rarement bonne sur des trucs que je n’aime pas, pour tout te dire. Mais du coup, l’expérience veut qu’au bout de 3 ans, j’arrête en me disant : « ah, flemme ».
On m’avait souvent proposé de faire de la radio et de la télé, parce que j’ai une voix particulière, et à l’époque, visiblement, j’étais jeune et fraîche. Mais c’était le cadet de mes soucis. J’étais un peu dans la peau de la petite grosse avec des culs de bouteilles et une frange avec des cheveux frisés, et même quand tu deviens jolie je pense que tu ne te vois pas comme ça. Mais donc on m’a souvent proposé de faire de la télé, de la radio. Mais juste en mode présentation pure. Et ça ne m’a jamais intéressé d’être au-devant, dans la lumière, pour proposer des contenus qui ne sont pas les miens. Et Claudy Siar, à l’époque, rachète Tropique FM. J’avais 28 ou 29 ans. Et il me dit « vas-y, fais tes classes. Je te donne une demi-heure par semaine. Crée un concept. En une demi-heure, tu ne passes que 3 titres. Le reste du temps, t’écris. Et toi qui es justement très universaliste, tu vas faire du décryptage, et tu vas utiliser telle chanson pour faire une digression sociétale, politique, géopolitique. Tu te démerdes. » Mais là, t’imagines, 3 titres sur 30 minutes ! Il faut écrire ! Et j’avais créé un truc qui s’appelait Strictly The Best. Je crois que je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie qu’être en direct sur Tropique FM. En direct, pour la première, j’ai cru que mon cœur allait exploser derrière le micro. Et en fait, ça a grave bien marché direct. Et j’ai rejoint très vite Claudy sur RSI. Ensuite, en parallèle, j’ai fait quelques chroniques pour France O. Et ça m’a encore permis d’apprendre un métier.
S : Et aujourd’hui, donc, maintenant, t’excelles à la présentation de l’émission Légendes Urbaines, qu’on retrouve sur France 24 et YouTube
J.F : Je fais de mon mieux mon cher ami !
S : T’excelles ! Je ne te brosse pas dans le sens du poil, c’est pas mon genre. Si je le dis, c’est que je le pense. Pour moi, il n’y a pas beaucoup de références dans l’interview en France, pour être tout à fait sincère. Et notamment dans l’univers hip hop, ça se compte sur peut-être deux doigts. Et tu fais partie de l’un de ces deux doigts.
J.F : Ça me touche beaucoup. Merci
S : Et donc, on te retrouve sur France 24 et sur YouTube, avec une audience, tu disais, mondiale, évidemment. C’est quoi ta signature journalistique ?
J.F : Tu vois, à cette époque, quand j’ai fait les chroniques sur France O, avec Folin, Claudy, après etc, j’ai repris le management de Kery. Et donc, je manageais Kery, mais j’étais toutes les semaines sur RFI et sur France O en mode chronique. Tu vois, ça m’a permis d’apprendre à faire du billet d’humeur, à parler derrière un micro, face à une caméra, etc, mais je manageais Kery en même temps.
Sinon donc, ma touche journalistique, je pense qu’elle commence par le travail acharné. C’est-à-dire que, vraiment, sincèrement, j’accumule un nombre incalculable d’informations concernant mon invité. Je suis une psychopathe. Je suis un enfer sur terre, même pour l’entourage de mon invité une semaine avant. Parce que si tu me donnes le numéro de sa grand-mère, j’appelle la grand-mère pour avoir mon anecdote. Donc, je passe un temps fou avec l’entourage, à poser un milliard de questions pour pouvoir vraiment faire un travail de profilage, une cartographie très précise avec un maximum d’infos. Et je n’utilise que 20% en réalité. C’est aussi ça qui m’aide à écrire mes intros, parce que j’écoute tout. Quand je vais chercher mes extraits, mes trucs, mes machins, je mets trois jours à écrire une intro. J’écoute absolument tout. Et puis, entre mon ressenti, mon analyse de la musique, ce qui est dit dans sa musique, et puis après, tout le compte-rendu tant des pros que du perso, de l’entourage de mon artiste, mais c’est énormément de travail. Donc, ma touche à moi, c’est le travail. Il n’y a pas de secret. Tu fais pas d’interview si t’as pas bossé.
S : On est d’accord que c’est quand même ce qui fait la diff entre un bon intervieweur et un intervieweur lambda.
J.F : Bah oui, y a des fainéants. Comment tu peux être journaliste, et dire à ton invité « bonjour, présente toi ». Nan, toi, présente moi ! Et en fait aujourd’hui les gens cherchent tellement le buzz…les gens ne travaillent pas, ils veulent juste la fame. Mais il faut du travail. Ma construction de l’émission, je la comparerais à la façon dont je vais recevoir quelqu’un à diner chez moi. Avant de venir, je te pose quand même la question sur ce que tu n’aimes pas manger. Autant éviter de te faire le plat que tu hais depuis ton enfance. De deux, je vais au marché, je vais chercher tous les ingrédients, je me matrixe pendant 3-4 jours avant. Si je dois faire mariner ma viande, mon truc, machin, je le fais, j’essaie de te recevoir. J’aime accueillir les gens et faire en sorte que les gens se sentent attendus. Je dresse une table, je mets des fleurs et des bougies. Je fais un truc où quand t’arrives, tu sais que, ouais, je t’attendais. Je t’ai pas mis un paquet de cacahuètes au milieu du truc avec un gobelet en plastique. Tu vois ce que je veux dire ? Ça, c’est des choses qui sont faisables quand t’es à l’improviste. Et ensuite, on passe une bonne soirée, on kiffe, etc. Mais je ne te demande pas de faire la vaisselle. Et c’est ça le truc aussi. Et c’est là où j’en viens à la bienveillance. Je trouve scandaleux qu’aujourd’hui il soit complètement intégré dans l’inconscient collectif et tout à fait normal d’inviter les gens pour les défoncer. Quand c’est des politiques, c’est autre chose. Mais là de quoi on parle, c’est quoi votre délire ? Vous invitez les gens, et c’est presque eux qui doivent faire la bouffe parce que tu t’es tellement pas renseigné que c’est eux qui font la recette, et ensuite tu sors les pastilles à la con avec des titres à la con et tu mets la personne dans une sauce, et c’est elle qui doit se démêler de ça sur X ou ailleurs, et qui doit donc faire la vaisselle et laver par terre. On est chez les oufs ! Et c’est pour ça que je parle de bienveillance. Travail acharné, et bienveillance absolue, parce que je n’invite pas les gens chez moi pour leur faire bouffer de la merde et leur demander de faire la vaisselle par-dessus le marché
S : Oui, complètement. Et tout ce chemin t’amène aujourd’hui à quelque chose de plus institutionnel, mais tout autant valorisant peut-être : tu vas être faite Chevalier de la Pléiade en juin 2025, qui est un titre honorifique encore plus haut que celui des Chevaliers des Arts et des Lettres. Comment tu accueilles et regardes ça ?
J.F : Franchement ?
S : Allez, dis-le ! Dis-le !
J.F : (rires) J’étais à Fournes, en train d’écrire l’émission de BB Jacques. Donc, Fournes-en-Weppes, avec ma mère. Et là tu lis la lettre, tu la relis, surtout qu’en plus, on te propose, des gens proposent ta candidature, et j’étais pas du tout au courant !
S : Ah ok, d’accord !
J.F : On a proposé mon dossier, mais je ne le savais pas. Et je ne suis pas du tout là-dessus, les médailles etc. Je suis la dernière personne qu’on reconnaît, c’est un truc de fou. Aujourd’hui c’est un peu différent, j’ai décidé pour diverses raisons de prendre des attachés de presse etc, parce que je me suis dit qu’il y a le savoir-faire, et le faire-savoir, et pour éviter toute incompréhension c’est parfois pas mal de raconter sa life, mais j’ai du mal à avoir cette distance, je ne suis pas une artiste. J’ai mis du temps à assimiler que c’était peut-être utile de raconter d’où je venais, et le comment.
Mais donc, j’ai toujours estimé que si les gens veulent savoir, ils peuvent savoir. Tu sais, les gens ne connaissent que des bribes de mon histoire. On peut m’imaginer comme une rock star dans certains pays, et en France je suis reconnue dans le game, mais effectivement, on peut pas dire que je sois quelqu’un de populaire, tu vois ? Et ça me va aussi, être populaire ça veut dire aussi se manger un nombre incalculable de trolls. Mais donc, je n’ai pas vu venir cette histoire de chevalier de la pléiade. Donc j’ai reçu cette lettre, et des gens que je ne connais pas ont décidé ensemble de me remettre ce titre. Toute ma vie, on m’a renvoyé au fait que je n’avais pas fait d’études, parce qu’à certains niveaux, en réalité, manager dans la street, ça va, c’est pas grave, mais il y a quand même un putain de plafond de verre. Quand tu es autodidacte, tu bosses 10 fois plus, et puis en fait, les gens ne te créditent pas. Si tu vas en maison de disques et que tu n’as pas un master 2, 12, 14, de je ne sais quoi, on te prend un peu pour une nulle. Quand j’ai décidé de devenir journaliste et que j’ai appris à être journaliste, tu ne peux pas t’imaginer le nombre de fois où…j’ai eu ma carte de presse il y a 3 ans, tu vois ce que je veux dire ? J’aurais pu l’obtenir avant. Mais t’as le syndrome de l’imposteur. Alors que tu fais un travail journalistique réel, mais j’ai passé ma vie à être face à des journalistes qui ont fait des écoles de journalisme et qui m’ont dit « Ah ouais, t’es journaliste ? t’as une carte de presse ? Non ? ben, t’es pas journaliste. »
S: Et des gens qui, eux, ne bossent pas toujours
J.F : Dans tous les univers, constamment en fait. Et tu te dis : « mais en fait j’ai fait dix fois plus que le gars qui a un diplôme et qui n’a même pas fait le quart du centième d’un stage. Mais ça n’est pas valable ». Ça c’est très français. Ça n’est pas valable, et ça arrange ceux que ça arrange. Donc du coup, ce titre de Chevalier de La Pleïade : « waouh, j’ai même plus qu’un master », c’est un délire, j’ai halluciné ! Donc hyper touchée, parce que j’ai souvent beaucoup de peine, je trouve que Légendes Urbaines est un peu sous-coté, c’est pas prétentieux, mais je trouve qu’on est quand même un peu sous-coté malheureusement. Et ça correspond aussi à ce que les gens veulent, que veux-tu que je te dise, les gens veulent du buzz, du son…Du coup je me suis dit « ah tiens ça c’est une reconnaissance » et pour terminer sur ce truc là : cette victoire est collégiale ! Il n’y a personne du peu-ra ou de l’urbain. Les mecs qui ont reçu ce titre de l’ordre de la pléiade c’est Bernard Pivot, Leopold Sédar Senghor, et donc t’es là genre « oh waouh ah ouais ça tue», donc je le prends pour moi, mais aussi pour tout un univers qui n’a de cesse d’être face à des gens qui nous prennent pour des analphabètes. Il y a des gens qui sont là yo yo zi-va, zi-va, comme si on était des abrutis.
S : Je connais l’idée par cœur
J.F : Ouais tu connais, avec Mental Kombat tu l’as vu !
S : Complètement ouais
J.F : Yo zi-va, tourne sur la tête ! Mais qu’est-ce que tu me racontes cousin ?? Et puis, pour tous ceux qu’on insulte constamment…Cette victoire est mienne, certes, mais elle est aussi hyper collégiale. Et c’est en ça qu’elle est magnifique. Et je suis une femme, racisée par ailleurs.
S : Aussi.
J.F : Il ne faut pas l’oublier, par les temps qui courent, on est quand même dans une jolie mignonnerie, tu vois
S : Est-ce que cette reconnaissance de la France va te donner un poids différent dans tes prises de parole ?
J.F : Ah, c’est la reconnaissance de la francophonie. Ce n’est pas forcément la reconnaissance de la France. La reconnaissance de la francophonie, je l’ai depuis longtemps. Justement, c’est ça qui est cool. Quand je suis sur le continent africain, c’est un truc de fou. Et je suis toujours profondément émue et touchée, hallucinée aussi, tu vois, de voir des présidents de la République qui me disent « Paix, amour, étoile ! », « Ah non ! Lumière, monsieur le Président ! », des échanges stratosphériques (rires)
S : C’est exactement de ça dont je parle, je pensais à l’Afrique, d’où tu es originaire, de cette idée que lorsque tu vas y aller, tu vas arriver avec ça en plus, peut-être que ça te donnera une autre forme de crédibilité, peut-être que ça pourra t’aider à porter ta voix encore plus haut, est-ce que tu penses que ça peut avoir cet impact là ? D’être plus écoutée
J.F : Autant te dire que justement sur le continent africain, et c’est en ça où moi j’admire les Africains, de la tatie qui vend de l’igname au bord de la route jusqu’au Président de la République, et ça dans 14 pays, personne n’a attendu une médaille pour respecter mon travail et l’apprécier, et justement le fait que je mette l’Afrique autant en avant, sans condescendance, de la même façon qu’un artiste occidental, ils vont être contents, ils vont dire « ah c’est bien ma Ju ! », mais en fait l’Afrique va même avoir tendance à dire « mais t’aurais dû avoir ça depuis, ça c’est rien en fait ». Beaucoup de gens m’ont dit « les intros, c’est mortel, fais-en un livre, une compil des meilleures intros, etc ». Et c’est des prix Goncourt, ou des gens comme Gringe, ce sont des gens qui savent écrire qui m’ont dit ça. Mais il a fallu que j’attende qu’on m’annonce cette histoire de Chevalier de La Pléiade pour pouvoir me dire que j’ai une légitimité à démarcher des éditeurs
S : On espère tous pouvoir tenir ces intros en main. Et de manière plus large, on va t’écouter autrement ?

J.F : Si on parle des institutions, je trouve qu’ils sont dans une forme de déni d’une partie de la France dont je fais partie, prolétaire d’une façon générale, blanc, noir, ce que tu veux. Ils sont dans un déni. On est parfois dans un système de caste qui peut-être fourbe en France. Et en même temps, dans nos propres communautés, je remarque aussi que finalement il y a des gens qui en sont très fiers, mais il y en a d’autres qui continuent à me parler comme si j’étais une influenceuse qui s’essaie aux interviews en demandant « Bonjour, présente-toi ! ». Moi, je trouve que ça a énormément de valeur pour moi, pour ma maman, pour mes amis, mes proches, c’est une sacrée reconnaissance. Qu’est-ce que ça va changer ? Je ne sais pas. C’est juste que j’aurais un argument supplémentaire, quand les gens minimiseront mon travail, pour les inviter à le faire doucement.
S : Ouais, je vois exactement où tu vas. J’allais te demander si tu es engagée, mais je crois qu’on l’a tous compris.
J.F : Je suis engagée de mille façons. Je suis la marraine de l’association «Grandissons ensemble » qui est une association qui offre des nuitées dans des centres d’accueil d’urgence à des migrants, des réfugiés, des femmes battues, des gens en difficulté. Cette association existe avant tout parce que les gens sont des humains. Oui, ils ont un toit et de la nourriture, mais on essaie de leur offrir un accès au sport, à la culture, parce que eux aussi ont besoin, et ont le droit, de se distraire comme tout le monde. Je suis marraine de plein de trucs. Si je peux participer à des choses, je le fais. Et puis après, mon engagement réel, il est universaliste, il est de mettre l’église, la synagogue, le temple bouddhiste, et la mosquée, au centre du village. Et remettre tout ça au centre du village, c’est remettre l’être humain sur un pied d’égalité réel, et d’apporter cette espèce de bouffée d’oxygène et de bienveillance. Parce que je te dis, au début, encore une fois, je ne me suis pas arrangé mon affaire. Tous les journalistes grinçaient des dents parce que je ne disais que du positif, et donc j’étais en mode dithyrambique, et ça, ça ne plaît pas aux journalistes. On est bien d’accord, je suis hyper subjective. Ok, maintenant qu’on a réglé ça, c’est cool. Et puis le truc de « paix, amour, lumière, sur vous, one love », à la fin, référence à l’histoire de Pierre Rabhi et du Colibri, autant te dire que ça grinçait aussi des dents. Maintenant, aujourd’hui, c’est devenu un gimmick. C’est-à-dire que partout dans le monde, t’as même des gens qui font des t-shirts, mais au départ, je me discréditais aux yeux des soit-disant professionnels, mais je suis hyper heureuse d’avoir réussi à imposer un long format où on laisse les gens parler, où on montre le beau, et je suis super fière de parler au monde, de passer entre deux journaux télévisés sur France 24, où ça tire à balle plus que réelles à gauche, à droite, et nous on arrive au milieu, petite bouffée d’oxygène, et on peut aussi montrer les belles choses de cette planète, alors que tout le monde s’évertue à montrer le contraire. Je suis assez heureuse de montrer les bijoux cachés en l’être humain, les bijoux qu’on ne montre pas, qu’on ne montre plus malheureusement
S : Et quels sont les projets et les choses qu’il te reste à accomplir ?
J.F : J‘ai encore envie de faire plein de choses. J’ai envie de voyager beaucoup. J’ai envie d’exporter Légendes Urbaines, d’aller faire des plateaux en public, comme on peut le faire de temps en temps, parce que c’est quand même toujours très stylé d’être face à ton public, aux auditeurs. Les gens sont super contents, ça tue. Faire une grosse kermesse ensemble, ça c’est un truc. Faire des programmes en extérieur aussi tu vois, et aller me balader un petit peu dans le monde entier pour encore une fois montrer le beau, et le différent, le beau qu’on ne montre finalement jamais, j’ai plein de projets, plein d’envie en tête, en plus de Légendes Urbaines, j’ai envie de continuer mais toujours toujours toujours dans la même dynamique, qui consiste à être un humble vecteur de beau, de lumière et de belles choses. Et je trouve que, comme Waly Dia le disait dans mon émission, aujourd’hui, être enthousiaste, c’est un acte de rébellion. C’est carrément un acte de résistance. Réussir à encore être enthousiaste. Vu ce qu’on se prend dans la gueule, la pollution, les catastrophes, les guerres, que le cynisme aujourd’hui fait foi d’intelligence alors qu’en fait pas du tout, et que finalement on encourage même dans les algorithmes aujourd’hui « le sale, le sombre », finalement être enthousiaste et bienveillant, c’est un acte de résistance énorme, et je suis fière de ça.
S: Merci beaucoup Juliette
J.F : Merci Scolti
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