IAM , les fondations, HHHistory, interview SKUUURT

Par Scolti, 22 février 2024, La Condition Publique, Roubaix

Scolti : Salut IAM

AKHENATON : Salut ! 

SHURIK’N : Bonjour !

S : Le groupe légendaire et mythique du rap français, présent dès les fondations. Vous n’avez pas juste apporté votre pierre au hip-hop, vous avez construit des murs entiers. Et certains de vos albums sont une pièce de l’édifice à eux seuls. Le réflexe pour beaucoup sera de parler de L’école du micro d’argent, mais c’est trop vite oublier de parler de De la planète Mars…, ou d’ Ombre et Lumière aussi, pour faire rapide, parce qu’il y en a d’autres évidemment, sans oublier d’évoquer également vos solos respectifs , de Où je vis pour Shurik’n, à Métèque et Mat pour Akhenaton, en passant par Sad Hill pour Kheops, pour ne citer que ceux-là. La liste est longue et ont marqué l’histoire du rap français, que vous avez également incarnée. Grand respect, c’est un honneur de vous recevoir chez SKUUURT. 

AKH :  Merci 

SHU : Merci beaucoup

S : Aujourd’hui, vous remettez le couvercle, et tant pis pour ceux qui « pensaient que ça nous passerait », comme vous le dites dans « Glorieux », avec votre dernier album HHHistory. J’aimerais pour commencer que vous me disiez comment se porte la culture Hip-Hop aujourd’hui ?

AKH : C’est très dur de faire un état des lieux de la culture hip-hop, sachant qu’il y a une sorte de superposition entre le rap et le rap ancré dans la culture hip-hop, Le rap issu du bboying, et c’est pareil pour la danse. Il y a une superposition entre la danse institutionnalisée et la danse issue du bboying. C’est pareil pour toutes les disciplines. Et pour le graff, c’est pareil. Il y a le graff en galerie, et il y a le graff qui continue d’être vivace sur les murs. Pour ceux qui aiment le graffiti, à New York, par exemple, il y a des instas qui montrent encore des trains qui continuent à être déchirés par des graffeurs. Donc, c’est dur à quantifier. Par contre, au niveau de la vivacité et de la création, c’est extraordinaire. C’est-à-dire que c’est une culture qui baigne vraiment toute la planète. Maintenant, on va dans n’importe quel pays et on trouve des filles et des mecs qui parlent notre langue parce que c’est surtout une langue universelle. Le hip-hop, c’est une culture… Dès qu’on croise quelqu’un aux confins de la planète, mais qui est issu du même creuset culturel que nous, ça colle directement. On a l’impression de parler la même langue. Donc, je trouve que 50 ans après son apparition officielle, la culture hip-hop se porte bien, même très bien.

SHU : Même si elle s’est diversifiée. Après, c’est pas quelque chose qui était évitable non plus. Franchement, on cherchait dès le départ à perdurer dans le temps. On savait que ça passerait par, comme tous les courants culturels, par certains détournements, certaines appropriations. Je me rappelle encore quand on a commencé à voir les premiers spots de pub où il y avait du rap partout,  on se disait, « ça y est, ils l’ont récupéré ». On pense que c’est plus une diversification dans le sens où ce qui n’est pas qualitatif pour toi déjà de base, ça peut être très très bon pour quelqu’un d’autre. Et on a conscience aussi que tous les gens qui font du rap ne se revendiquent pas forcément de la culture hip-hop. Mais ils ont le droit aussi. On a plein d’affinités avec des groupes, qui pourtant font du rap, mais font de la musique rap. Ils ne se revendiquent pas forcément de la même base culturelle que nous.

S : Cette première question m’a été inspirée par un de tes posts sur Instagram (projet de mise en place d’un diplôme d’état pour l’enseignement de la danse hip-hop), Akhenaton. Il y avait le côté « récupération par les institutions » qui peut, à un certain moment, aussi contribuer à l’éclatement de la culture hip-hop.

SHU : Ils avaient déjà tenté de le faire il y a quelques années, ça avait fait un tollé, ça n’avait pas duré, et là ils reviennent à la charge.

AKH : Moi, je n’ai rien contre, par exemple, la danse dans les compagnies en théâtre ou le graff dans les galeries. Un graffeur qui expose en galerie peut aller déchirer des murs le soir. Le tout, c’est d’avoir les deux. Je le perçois comme ça. J’ai pu faire des albums qui étaient distribués par des grandes compagnies comme Universal. Mais à côté de ça, faire des mixtapes et faire des feats à la sans pitié, faire des albums, comme Latin Quarter qui sortent comme des tapes. Parce que je reste profondément ancré dans cette culture-là et parce que le rap doit être, et c’est ce que je disais dans cette vidéo-là, le hip-hop doit être un cheval sauvage. Moi, je vois les tampons du ministère de la Culture, mes poils s’hérissent. Ce n’est pas possible.

SHU : Surtout que tu ne peux pas concevoir que tu vas renvoyer des gens qui enseignent déjà depuis 20 ans, qui dansent depuis 20 ans, cinq ans à l’école pour passer un diplôme, pour pouvoir continuer à faire ce qu’ils faisaient déjà avant.

AKH : 5 ou 3 ans, peu importe les chiffres.

SHU : Oui, peu importe les chiffres. Le fait qu’il y ait déjà la démarche à effectuer, c’est une aberration.

S : Cet éclatement du hip-hop en tant que culture se ressent aussi à travers certains combats qu’il portait à travers le rap. Vous dites : « fini le hip-hop à l’acide, ça roucoule sur du zouk tout mou, le problème quand tu fais l’autruche, c’est qu’tu vois pas d’où viennent les coups ». Vous avez été les premiers à parler du « Rap de droite », dans Saison 5. Est-ce que ça sonnait comme un avertissement ou est-ce que c’est une tendance se révèle être la norme aujourd’hui ?

SHU : À l’époque, ça sonnait comme un avertissement.

S : Parce que personne n’avait compris le morceau « Rap de droite » à l’époque. Tout le monde ne voyait pas où vous vouliez en venir.

AKH : C’est l’inversion des valeurs, et ce gouvernement est particulièrement très doué pour l’inversion des valeurs. On s’aperçoit qu’on est dans une société où, à la panthéonisation d’un résistant communiste, il peut y avoir des invités qui sont là, de l’extrême droite, qui sont du même parti qui a envoyé les miliciens pour les arrêter. Donc, c’est des choses incompréhensibles. C’est pareil, c’est comme Macron, tu sais quand moi je ferais des fleurs à ma mère, ça voulait dire que je l’aimais. Si tu vas porter des fleurs sur la tombe de Pétain, ça veut dire que quelque part, tu l’aimes et tu l’admires. Macron l’a fait. Donc, au bout d’un moment, il faut faire attention. C’est pareil, sur les posts que j’avais fait sur Hydra, que certains ont mal compris, c’est de l’extrême-droitisation des esprits général dont il est question. Et pareil, sur toute l’inversion des valeurs, il faut faire très attention de ne pas se faire voler la parole et voler le sens des paroles, et voler le sens des luttes. Maintenant, si je devais réécrire « rap de droite », j’écrirais « rap de fausse gauche ». C’est pire, bien pire.

S : Ce rap qui, maintenant, à défaut d’éveiller les consciences, a plus tendance à les endormir, est-il est dangereux ?

SHU : Non, dans le sens où on n’est pas des extrémistes, ni du rap non plus, même si on a eu nos périodes beaucoup plus jeunes où on ne tolérait rien, aujourd’hui, non, rien ne nous dérange. On en rit, oui, mais comme on se moque de nous aussi, mais non, dans le fond, non, fondamentalement, rien ne nous dérange. Chacun a le droit d’avoir la musique qu’il a envie d’avoir, où il a envie de l’avoir, sur le support qu’il a envie d’avoir.

AKH : En fait, ce titre-là était directement inspiré d’une entrevue que j’avais faite à l’époque. Il y avait une députée qui était de droite sur le plateau et qui parlait des délinquants, et je n’en pouvais plus d’entendre toujours le même discours. Je lui disais, « mais vous n’avez pas des Che Guevara en face, ils veulent comme vous, ils veulent la Rolex, ils veulent le foulard Hermès pour leur copine, ils veulent le sac Louis Vuitton. C’est des délinquants de votre bord politique. Ils ne veulent pas faire la révolution. C’est terminé, ça. »

SHU : Ils ont encore ce schéma-là. Rap-délinquants-football, ils englobent tout dans le même paquet. Si il y a un délinquant, soit c’est un rappeur, soit c’est un caïd des banlieues, soit c’est un footballeur.

AKH : Islamiste

SHU : Ouais

AKH : Ça, ça a fait encore plus peur.

S : Au-delà de cette bataille, il y en a une encore plus grande qui se profile. Dans « Glorieux » vous dites que «  vos costumes ont remplacé les bottes noires et les crânes rasés.. ».

SHU : On parlait justement de fausse gauche. 

S : Ce passage fait référence à un combat qu’on a signé chez SKUUURT concernant les interrogations autour de l’inertie du rap à l’heure actuelle, et même des gens globalement, face à la montée du FN alors qu’on leur prédit une victoire assurée. Comment vous regardez cette apathie générale et plus particulièrement celle des rappeurs et des rappeuses ?

AKH : Ce n’est pas le rôle du rap.

SHU : Même si le rap le faisait plus avant, ça ne reste cependant pas son rôle.

AKH : Nous, on le fait parce qu’on estime que c’est de notre devoir. Je veux dire, je charie toujours, je dis toujours la phrase avec le sourire en coin « On était des rappeurs engagés de 1988 jusqu’à 2020. On est devenus des rappeurs complotistes de 2020 à maintenant », avec les mêmes paroles, ce  qui est assez fort. (rires) Mais ça veut dire beaucoup de choses sur l’inversion des valeurs. L’autre jour, je regardais Arte,le journal, et il y avait un élu de gauche qui répondait à la question « Comment vous expliquez la montée de l’extrême droite ? » par : « Oui, nous, les gens de gauche, je pense que… vous comprenez.. (et je l’ai entendu plusieurs fois chez des gens de la fausse gauche. Pour moi, c’est mes pires ennemis.) Oui, vous comprenez, nous, on s’empare pas assez des sujets de l’insécurité, de l’immigration, de la laïcité. » Non mais gars, tu t’empares pas assez de ces sujets-là, tu as zappé sur la TNT ? C’est un putain de commissariat toute la journée, les vieux qui zappent sur la TNT, ils voient enquête, crime, agression, le délinquant est relâché, l’imam, le jeune.

SHU : Chaque jour, c’est deux heures d’émission sur un service de police dans une ville de France. Chaque jour !

AKH : Et tu as des gens de la gauche en plastique qui viennent te dire qu’on n’en parle pas assez ? Depuis le 11 septembre, il n’y a que ça, que ça.

SHU : On s’étonne que les gens aient peur ? Tous les jours, on leur rappelle que c’est dangereux.

S : IAM en parle. Chez les rappeurs. Mais qui d’autre en parle ? 

SHU : Ça, même si on le déplore, ils font ce qu’ils veulent. C’est eux, en leur âme et conscience. Et en fonction de la conception qu’ils ont de la musique…

AKH : on reste très hip-hop sur ça.

SHU : …et de la fonction qu’elle doit avoir. Nous, comme il vient de le dire, on reste très hip-hop là-dessus.

AKH : On a fait beaucoup de morceaux d’entertainment. C’est-à-dire que le domaine de la lutte, il peut être fait sur plusieurs points. Mais après, à un moment donné, peut-être qu’aussi les médias qui ont un discours ultra polycopié, gouvernemental…quand tu regardes France Info, j’ai l’impression que c’est Macron qui a tapé le journal à la machine à écrire. Il leur a dit, vous dites ça aujourd’hui. Et c’est sûr que s’il y a ça, les médias ne relèveront pas les rappeurs qui ont un discours alternatif. Ils essaieront de diaboliser Médine. Ils essaieront de changer Kery en méchant criminel. Et ça ne date pas d’aujourd’hui. À l’époque, on avait eu un article dans un fameux journal de gauche pour dire qu’on était une émanation de la mafia. Et que Ministère A.M.E.R et tout le secteur A, c’était la secte Abdoulaye, des méchants terroristes islamistes. C’est pas nouveau. Ça, c’est des articles qui datent du début des années 2000. C’est dur. La machine est énorme. Je pense que c’est de la responsabilité de chaque citoyen. C’est une discussion qu’on avait entre nous tout à l’heure.

S : Je disais les rappeurs particulièrement, parce qu’on est dans l’univers rap aujourd’hui pour cette interview, mais j’englobais aussi les citoyens, et leur apathie générale

AKH : ça n’intéresse pas. On avait une discussion entre nous sur Julian Assange, et le fait qu’il risque 150 ans de prison pour avoir révélé des crimes commis par un État. Pas des bienfaits commis par un État, pas des mouvements de troupes secrets, non, des crimes commis par un État. Il y a un sérieux problème. C’est comme aujourd’hui, la non-condamnation d’Israël, le silence total des gouvernements occidentaux pour appeler à un cessez-le-feu. Il faut que le cessez-le-feu et l’aide immunitaire soient immédiatement appelés

SHU : Ils en sont encore à chercher qui, pourquoi, comment, la faute à qui ? Tout le monde demande juste que ça s’arrête. Le temps que vous trouviez la solution, arrêtez au moins.

AKH : Les enfants, pour moi, c’est ce qu’il y a au-dessus de tout. C’est insupportable de voir ces gamins et ces gamines qui supportent ça et aujourd’hui qui supportent en plus de ça des risques de famine et de maladie. Ce n’est pas possible. Je veux dire, quand on est humain, on ne peut pas tolérer ça.

S : Sur le morceau « We too », qui fait référence au 15 octobre 1983, et à la marche pour l’égalité et contre le racisme, vous dites « on regarde le rétroviseur et il ressemble au pare-brise ». Beaucoup de choses n’ont pas changé, effectivement, mais est-ce que finalement le pare-brise n’est pas plus sale que le rétroviseur ?

AKH : Alors, je ne sais pas si c’est parce qu’on a plus d’infos et qu’on est plus informés et qu’on a plus de détails dans l’information que le pare-brise semble plus dégueulasse. Je pense que le pare-brise est dégueulasse depuis de nombreuses années. On est sur un continent qui est construit sur la guerre et les conflits. Nous, on n’est pas le Japon, on n’a pas eu de parenthèse enchantée de 250 ans de paix. L’Europe n’a jamais connu ça. Je pense qu’il faut, au contraire, se battre pour nettoyer le pare-brise et faire en sorte que des choses ne se reproduisent pas. Excusez-moi, mais avec l’accord, par exemple, qui vient d’être négocié avec l’Ukraine, c’est le strict contraire. Il faut bien comprendre les détails de cet accord-là. Et aujourd’hui, je suis content qu’il y ait un sénateur comme Alain Houpert qui a déposé une plainte au Conseil parce qu’au bout d’un moment, ces décisions-là, elles ne peuvent pas être prises au nom du peuple français par le King Macron. Il doit s’en référer aux parlementaires et peut-être même faire un référendum dessus. Quand il décide de donner 3 milliards à l’Ukraine, ce n’est pas que 3 milliards à l’Ukraine, c’est de défendre militairement l’Ukraine pendant 10 ans dans l’intégralité de ses frontières passées avant 2014. C’est-à-dire que toi, tu peux avoir tes enfants qui vont aller se battre au pays des arbres sans feuilles pour la reconquête du Donbass et de la Crimée. Mais sérieux, les Français et les Françaises ne méritent pas d’être consultées sur ces choses-là ?  Ça, c’est l’extrême droite qui est déjà au pouvoir. Vous croyez qu’ils vont passer ? Non, non, le RN est au pouvoir. Leurs idées, avec la loi immigration par exemple, sont là.

S : Mais tu parlais de se battre, et là où on arrive peut-être au stade d’une forme de résignation, voire de validation par certains, est-ce que c’est aussi ça le « Plouquistan » ?

AKH : (rires) Oui, c’est le pays qui réagit comme des ploucs à la peur, à la frayeur. On agite un truc, « Mon Dieu, il a dit Allah akbar ! » Ah ouais, il est coupable, hein…Écoute, quand les émissions de variété style années 80 reviennent, et que la télé-réalité continue à cartonner, quoi qu’on en dise… et qu’il y a un recul général de la culture, ouais, ça devient le Plouquistan, ça devient un pays où on s’intéresse plus aux gossips, aux buzz.

SHU : Il y a plus de méfiance que de bienveillance. Il y a plus d’apparat que de profondeur.

AKH : Les gens sont méchants entre eux, il y a peu ou pas d’entraide. Et on le voit dans les communautés où il y a des gens qui font des efforts, ça se passe beaucoup mieux, dans les micro-communautés. Mais à l’échelle du pays, c’est super compliqué.

SHU : Oui, au détail, il y a encore des gens qui bougent

AKH : Qui oeuvrent sur le terrain.

SHU : Il y a des associations qui sont sur le terrain, il y a quand même des gens, mais on parle dans un sens plus global quand on dit ça.

S : Vous ne vous résignez pas en fait ?

AKH : Non, en tant qu’artiste, non. Je pense que c’est le positionnement d’un groupe comme IAM. On a commencé, on a écrit des morceaux…Je veux dire, Joe, quand il a rejoint le groupe qu’on avait déjà, m’a fait écouter tous les morceaux qu’il a écrits, c’était que des morceaux engagés. Il n’y avait pas un morceau qui était de l’entertainment. C’était que des morceaux engagés.

SHU : (rires) J’étais vénère déjà.

AKH : Il l’était même plus que moi, à la limite. Pourtant, je suis le fils de la lutte communiste de ma mère. Mais il n’avait que des morceaux engagés. Je pense que ça a été dans l’ADN d’IAM. Tu vois, on a écrit dès le début des morceaux comme « J’aurais pu croire », comme « Non soumis à l’État ». « Non soumis à l’État », c’est un morceau qui est dans les premiers albums d’IAM.

S : Toute votre discographie transpire de cette indignation. Même dans votre dernier album, HHHistory.

SHU : HHHistory, clairement.

S : On n’a pas le temps aujourd’hui, il m’aurait fallu 1h30, pour m’arrêter, finalement, sur quasiment chaque vers, chaque rime.

AKH : Ah, ça fait plaisir ! Ça fait plaisir de ne pas écrire en l’air !

S : Oui, vraiment. Déjà, si je peux vous dire quelque chose, c’est que vous n’avez peut-être pas réussi à changer le monde avec vos mots, avec ce que vous avez fait, mais vous en avez changé plusieurs. Vous avez changé le mien, par exemple. Vous avez changé le monde de certaines personnes qui ont pu m’entourer parce que votre pensée, qui a été insufflée par la musique, a eu de réelles répercussions. J’ai eu l’occasion d’étudier vos textes en classe. Les textes me permettaient de faire accéder les gamins à certaines choses, à certains modes de pensée qui, pour certains, ont fait basculer leur vie.

AKH : C’est la plus grande des gratifications pour moi.

S : Un impact que vous ne mesurez peut-être pas en réalité.

AKH : Non, mais je le mesure. Moi, des artistes qui m’ont infligé le même changement dans ma vie, des tableaux, des poèmes.

SHU : On l’a vécu, nous, avec d’autres.

S : C’est de ça dont je vous parle.

AKH : J’ai lu des poèmes de Pablo Neruda, et je pleurais en les lisant. La force des mots, la puissance des mots.

S : J’ai pleuré une dizaine de fois en écoutant « L’aimant ». J’ai eu des poils avec « Samouraï », y a plein de morceaux comme ça qui ont contribué à poser une réflexion, à poser des notions, mais pas seulement à titre individuel parce que forcément, j’ai eu l’occasion de faire irradier ça auprès d’autres personnes qui ont eu l’occasion de le faire à d’autres.

AKH : C’est l’art. L’art. C’est le but de l’art.

SHU : Ça se transmet. Je pense que le plus gratifiant et ce qui fait le plus notre fierté, c’est ça. C’est qu’on nous considère dignes d’être transmis. On voit que notre musique dure, qu’elle est transmise de génération en génération. On le voit dans les concerts. Donc, pour un artiste, c’est beau de durer dans le temps à travers la transmission comme ça. Je pense que c’est le but recherché.

S : Est-ce que vous êtes passé par les mots parce que vous nous êtes dit que passer par les actes est impossible ?

AKH : On le dit plusieurs fois que c’est compliqué par les actes parce que très souvent le but initial des révolutions a été détourné de leur objectif. Quand tu vois la révolution française, ça part d’un truc réel, d’un profond malaise dans le pays. Et puis après, ils finissent sur la fin par se guillotiner entre eux. C’est le sens du morceau « Hold Up Mental », parce que c’est Sun Tzu, l’art de la guerre, c’est pénétrer les esprits et arriver à changer les choses en pénétrant les esprits. Alors, Eric Zemmour appellerait ça le grand remplacement. On dirait juste le contraire, le partage de connaissances et le Hold Up Mental, pour évoluer dans le bon sens. Évoluer dans le bon sens, c’est pouvoir constituer une vraie vie en société, pas un amas d’individus. Parce qu’aujourd’hui, la France, c’est des individus entassés. Et on court tout droit dans le mur. Les gens courent tout droit dans le mur. Par exemple, on n’enseigne pas assez aux enfants que les élections du 9 juin sont primordiales, les élections européennes. Ce n’est plus Macron, ton chef. Le chef, c’est des gens que tu n’aimes pas. C’est Van der Leyen, des gens comme ça qui décident pour l’Europe. C’est eux qui ont le porte-monnaie surtout. C’est le pognon qui se décide. À un moment donné, il faut avoir des niveaux de réflexion pour faire en sorte qu’on s’organise pour que les choses aillent mieux. Et les choses qui vont mieux, des fois, ça tient à un vote, ça tient à aider quelqu’un, ça tient à : le jour où tu bosses dur dans un endroit, je te dis putain, bravo, merci. Comme quand on voit des gens dans les hôtels et qu’on leur dit merci pour l’accueil parce que vous bossez bien. C’est gratifiant parce que les gens viennent juste leur dire « c’est de la merde, c’est de la merde ». Et en fait, ils entendent ça toute la journée et eux, ils vont le reporter sur d’autres et d’autres le reporter sur d’autres et d’autres le reporter sur d’autres. L’agressivité, ça se communique, l’empathie, ça se communique. On est des animaux de société, t’inquiète pas. Et pour arrêter la communication dans le bon sens, comment tu fais ? Tu confines les gens.

S : Vous faites allusion justement à la phobocratie, dans « Fakerie », vous dites « « Font d’la peur et du cash avec l’escrologie », et dans « Ma vie » « ils usent de la peur comme d’un  chien d’attaque ». Est-ce que le point de départ, c’est que les gens confondent le système sociétal et LA vie, qu’ils ont « si peur de die qu’ils en oublient de vivre », comme tu le dis en référence à Chomsky  ?

AKH : Exactement. Je vais te parler juste de la phrase, et après Joe, s’il le veut, expliquera. Pourquoi, à un moment donné, le réchauffement climatique devient une arme de terreur ? Parce qu’il existe. Et par contre, il faut savoir expliquer aux gens qu’on ne vit pas sur un rocher inerte, mais sur une planète vivante et que des aires de glaciation ou de climat tropical, il y en a eu plein dans l’histoire de l’humanité. Le problème, là, c’est que ça change très vite. Donc, l’entropie a un impact sur ce changement. On doit tous faire des efforts, mais pas que pour le climat, pour la biodiversité aussi, parce qu’apparemment, les animaux, tout le monde se fout qu’ils disparaissent. C’est-à-dire qu’il n’y a que là où il y a le pognon, « l’eau ! L’électricité ! tiens, tu vas payer le triple ! ». Là où ça rapporte, il y a lutte. Les institutions luttent. Là où ça ne rapporte pas, personne ne lutte. Et moi, je pense que c’est un combat global. On doit tous s’améliorer et faire des efforts. Mais on ne doit pas faire des retours en arrière sur les niveaux de vie, quand des mecs vont à des conférences et passent un jet au-dessus de moi pour faire 40 kilomètres. Tu vois ? Ou alors que tu définis le commerce mondial et que tu as 600 supercargos qui circulent pour te transporter des produits du Pérou. Les 600 supercargos, tu sais combien ils valent de véhicules ? Un supercargo, c’est 60 millions de voitures. 600 supercargos : 3,6 milliards de véhicules. Tu me casses les couilles sur la voiture électrique et tu fais circuler des cargos qui consomment combien de fois plus que moi ? C’est pour ça que je viens de parler des bateaux.

SHU : Mais à côté de ça, tu nous mets quand même des paniers bleus, rouges et jaunes pour que nous on fasse des efforts pour qu’eux puissent continuer à bien niquer ce qu’ils sont en train de niquer.

S : C’est un long combat.

SHU : Mais par la peur, ils arrivent à nous faire croire que quand on va faire le tri, on va sauver la planète

AKH : Que tu es 100% responsable.

SHU : C’est ça.

AKH : On est responsable. Mais tout le monde est responsable. Que les riches et les puissants donnent l’exemple.

S : Complètement d’accord. Donc, du coup, le « business plan, c’est…Vivre » ? « Faire des lettres avant de faire du chiffre » ?

AKH : C’est ce qu’on fait.

SHU : Essayer de faire du bien.

S : Est-ce que beaucoup de gens le mesurent, et le comprennent ?

AKH : Ah, il y a des gens qui le comprennent mais…peu de gens le mesurent. Quand on a sorti plein de trucs avec Joe, qui étaient sans contrat, pas rémunérés, des albums entiers qu’on a faits pour le plaisir de faire de la musique. C’est-à-dire que faire des lettres, ça nous anime plus. Et pourtant, on les fait à cette époque-là où on gagne moins notre vie que dans les années 90. Mais on les fait parce qu’on aime cette musique-là. Et dans ce sens-là, c’est là où je dis qu’on reste des Bboys. On reste hip-hop. Il n’y a pas de calcul. Il n’y a pas de business plan derrière. Il y a juste : faire…

SHU : Du bon rap.

AKH : Voilà. Et c’est pour ça qu’on n’a pas re-signé en maison de disque aussi. Qu’on est resté indépendants. On a envie de faire ce qu’on a envie maintenant. Ce qu’on veut. De contrôler. 

S : Et rester authentique. J’aimerais savoir comment se traduit aujourd’hui votre ancrage dans la réalité à laquelle vous avez toujours fait référence dans vos textes. Est-ce qu’IAM ne vous a pas éloigné de celle-ci ?

AKH : Non, je pense que déjà en vivant à Marseille…Non, on a des vies… On a des vies… Si on le racontait, ça ne plairait pas trop aux plus jeunes qui veulent du brillant, du cliquant, etc.

S : Ou pas

AKH : Ou pas. Mais bon voilà, ouais mais tu peux voir les gens d’IAM avec des chariots dans les mains, aller faire des courses.

SHU : La réalité !

AKH : Aller sur les terrains de foot accompagner les enfants.

SHU : Le fait qu’on soit resté à Marseille déjà…Ça voulait dire qu’on avait conscience que, pour pour nous justement cet ancrage dans la réalité passait par ça. Il passait par ne pas accepter les propositions d’aller habiter ailleurs pour faciliter le travail, dès le départ y a une démarche de base. Et après, le reste, c’est exactement ce qu’il vient de dire, tu peux nous croiser dans Marseille. On rentre de tournée, deux jours après, je suis devant l’école, je dépose mes enfants, je vais les chercher le soir, les courses, le machin, le sport le soir, les potos.

S : On peut être une référence, on peut être une légende et être, tout court…

SHU : C’est sûr que ce n’est pas glamour. Ce n’est pas le genre de vie qui va passer dans People Magazine, hein !

AKH : Non, mais des gens le pensent. Oui, je sais. Ils me croisent : tu fais les courses ?

SHU : Ah bon, tu fais les courses ? Ouais, je mange (rires)

S : C’est important de le dire.

AKH : C’est important parce que pas tout le monde le réalise.

SHU : C’est important et en même temps, non. Parce que pour nous, c’est normal. On ne s’est jamais posé la question. On a toujours vécu comme ça, on n’a jamais changé. Réellement, nos trains de vie, fondamentalement, nos façons de voir la vie, c’est de vivre, donc on agit en conséquence. On a des vies normales, on fait de la musique. À côté, on a le privilège de vivre de quelque chose qu’on a choisi. Mais après, nos vies, elles sont normales.

S : Oui, mais y a un côté exemplaire à être normal aujourd’hui.

AKH : Je ne sais pas si c’est exemplaire. Je ne me pose pas ces questions-là.

S : C’est plus une référence aux jeunes générations, et au côté bling-bling que tu peux parfois retrouver dans le rap.

AKH : Moi, je parle de pérennité. C’est-à-dire que quand on est ancré dans une vie normale et dans un processus normal…c’est une discussion qu’on a, quand les gens nous viennent, on est en train de faire la musique tous les jours, on travaille, et les gens se demandent : mais c’est pour de bon tous les jours ? Oui, c’est une discipline de vie et on vit normalement. Je pense que c’est ça qui a assis la longévité d’IAM. C’est qu’on n’est pas distraits par des milliards de trucs, de soirées, d’événements, de ci, de ça. On est concentré sur notre musique. Essayer à chaque fois de faire de la musique qui nous plaise et qu’on peut assumer, et qu’on peut après assumer sur scène. C’est important. Pour nous, c’est vital. Tu te rends compte, quand on a commencé à faire du rap j’avais 16 ans. On était des teenagers quand on est rentrés dans cette musique. C’est l’histoire de notre vie.

S : Merci beaucoup IAM.

AKH : Merci. Merci à toi. Merci pour les questions, c’était très intéressant. C’est très intéressant de s’intéresser aux paroles parce que souvent ce n’est pas le cas…à bientôt !

Scolti @scolti_g


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